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— Qui cherchez-vous ?

La maîtresse du chat avait un visage boursouflé, rendu luisant par la chaleur.

— L'appartement d'une jeune femme qui a vécu ici. Adeline.

Elle me toisa d'un œil suspicieux.

— Vous êtes de la famille ?

J'ai répondu que non, je ne l'étais pas. La femme s'est mise à crier. Les poings vissés à la balustrade, elle a déversé sur moi un torrent d'injures. Je devais avoir honte, de venir comme ça, comme une voleuse, comme un rapace, sur le lieu de mort d'une personne que je ne connaissais pas. Je devais être malade, psychopathe. Les gens comme moi, fallait les enfermer, fallait les soigner.

Tandis qu'elle hurlait, les joues cramoisies, des visages s'étaient montrés aux fenêtres de l'immeuble. J'ai eu l'impression qu'on me regardait avec mépris, avec dégoût. Elle avait peut-être raison, après tout, cette femme. Pourquoi venir ? Pourquoi chercher ? Pourquoi remuer un passé qui ne me concernait pas ?

J'ai baissé la tête. J'ai reculé, pas à pas. Je suis partie rapidement, sans regarder derrière moi. Lorsque je suis arrivée au métro, je me suis rendu compte que j'avais encore la rose d'Adeline à la main.

Souvent, lorsque j'observais Elizabeth au travail, assise en face de mon bureau, je ne pouvais m'empêcher de penser : voici une jeune fille de vingt-cinq ans qui, elle, a échappé au tueur. Elle n'avait pas eu la malchance de croiser son chemin, d'attiser son désir de viol et de meurtre. Elle aurait pu, en rentrant un soir d'un dîner entre amis, d'un cinéma avec sa sœur, plaire à cet homme qui rôdait dans les rues à la recherche d'une proie. Il l'aurait suivie, dans ce petit deux-pièces que je connaissais, et il l'aurait peut-être violée, tuée. On aurait retrouvé Elizabeth sans vie sur son lit, sur son édredon bleu. J'avais lu que certaines jeunes femmes avaient échappé à la mort parce qu'elles avaient crié de toutes leurs forces lorsque l'homme s'était approché avec son couteau. Le tueur n'aimait pas les cris. Il prenait la fuite, dès qu'une femme hurlait. Mais la plupart de ses victimes avaient eu trop peur pour crier. Elizabeth, aurait-elle crié ?

En regardant toujours Elizabeth, je me disais que juste avant l'arrestation le tueur avait assassiné deux jeunes filles — Marie et Rebecca –, dans le quartier d'Elizabeth, à trois rues de son immeuble. Parfois Elizabeth surprenait mon regard. Elle plissait les yeux, elle semblait étonnée. Elle me demandait pourquoi je la dévisageais ainsi. Je ne savais pas quoi lui répondre.

De temps en temps, elle me demandait si j'avais des nouvelles de Robert. Je répondais d'un oui évasif. Mais Robert n'avait pas donné signe de vie. Elizabeth savait-elle ce qui s'était passé ? Robert avait-il tout raconté à son frère, qui à son tour l'avait répété à Elizabeth ? Peut-être qu'Elizabeth savait que j'avais essayé d'étrangler Robert. Qu'il m'avait traitée de folle. Qu'il était parti à toute vitesse, laissant une de ses chaussettes en bas de mon lit. J'aurais peut-être dû lui téléphoner, m'excuser. Tenter d'expliquer mon geste. C'était trop tard. Il avait dû oublier. Moi, je n'y pensais plus.

J'appréhendais de croiser la maman d'Olivia devant l'immeuble de sa fille. Elle y venait souvent, d'après ce que j'avais lu. Je redoutais sa douleur, sa souffrance. Depuis la scène devant chez Adeline, j'avais peur qu'on me voie. Qu'on m'insulte à nouveau.

Alors j'ai choisi d'y aller tard la nuit, un moment où j'étais certaine que la maman d'Olivia n'y serait pas, et qu'il n'y aurait personne.

À part chez Anna, bien sûr, je ne m'étais jamais rendue dans ces endroits la nuit. L'ambiance m'a semblé tout autre. L'homme avait tué la majorité de ses victimes après minuit. Pour la première fois, j'ai ressenti une appréhension. Je percevais les traces de sa présence ici d'une manière irréelle, inquiétante.

La rue d'Olivia était calme, presque vide. En face de l'immeuble, le café était fermé. Normal, à cette heure tardive. Mais dans l'immeuble d'Olivia, les deux fenêtres de l'appartement du second étaient allumées.

Adossée au mur d'en face, j'ai contemplé les fenêtres qui brillaient dans la nuit. Il faisait chaud, l'une d'elles était ouverte. Au bout d'une dizaine de minutes, une femme y est apparue. Elle était vêtue d'un long T-shirt. Elle devait avoir mon âge. Avec des gestes précis, elle a fermé les volets.

Comment faisait-elle pour vivre là ? Une envie m'a démangée : celle de monter chez cette femme, de sonner à sa porte, de lui demander de but en blanc, comment faites-vous pour dormir ici ? Savez-vous qu'une jeune fille qui s'appelait Olivia a été violée et assassinée dans votre chambre ? Ne ressentez-vous rien ? Rien du tout ?

Je suis restée là jusqu'au moment où j'ai vu la lumière s'éteindre derrière les lattes des volets. Dans le noir, n'avait-elle pas peur ? N'entendait-elle pas les gémissements d'Olivia ? Debout sur le trottoir, j'avais peur aussi. J'avais peur de la violence de cet homme, même s'il était enfermé dans une prison pour le reste de sa vie. J'imaginais sans peine son mépris, sa brutalité. Mais j'ai compris cette nuit-là, avec une sorte de lucidité étrange, presque douloureuse, que je n'avais pas peur pour moi. Non, je n'avais pas du tout peur pour moi. J'avais peur pour ces jeunes filles, pour ce qu'elles avaient enduré, j'avais peur pour toutes les jeunes filles encore en vie en ce moment même, et qui par malheur, ce soir, tout à l'heure ou demain, trouveraient la mort par les mains d'un meurtrier, par hasard, par malchance, par l'horreur du destin. J'avais peur pour leurs mères, qui allaient connaître l'épreuve la plus terrible de leur vie. J'ai pensé à ma petite Helena. Elle aurait eu quinze ans. Deux ans de moins qu'Adeline. Trois ans de moins qu'Anna. Cinq ans de moins qu'Olivia. Je me suis mise à sangloter devant la maison d'Olivia, avec la même souffrance ancrée en moi que lors de mon cauchemar d'enfant.

Moi aussi, on m'avait privée de ma fille.

J'ai trouvé chez le libraire du coin une grande carte de la capitale « à vol d'oiseau ». Chaque immeuble le long des avenues, des rues, des boulevards, ainsi que les places et les fontaines étaient minutieusement reproduits en noir et en gris, comme en relief. J'ai déplié la carte avec soin et je l'ai agrafée sur le mur du salon. C'était joli. J'avais l'impression de survoler la ville.

Avec un crayon rouge, j'ai dessiné un petit cœur sur tous les immeubles des meurtres des jeunes filles. De loin, les sept cœurs traçaient une sorte de figure géométrique, comme une constellation inconnue. Avec mon doigt, je suivais le dessin de ce diagramme. Je commençais par Anna et je finissais par Rebecca. Je recommençais ce parcours secret du bout de l'index, inlassablement, jour après jour. Le papier glacé gardait la trace de mon doigt, se maculait petit à petit.

Dans ma tête, tout bas, je disais – je leur disais : « Je suis votre mère, à toutes. »

Elles ne pouvaient plus m'entendre, mais je le disais quand même.

Les cachets que me donnait le médecin m'abrutissaient. Le matin, dans la glace, j'avais le visage gonflé, terreux. Je ne me reconnaissais pas.

Le week-end, je dormais tard, ce qui n'avait jamais été dans mes habitudes. Je me réveillais, abrutie, vers midi. Que faire de ces samedis, de ces dimanches qui s'étiraient devant moi ? Aller voir maman ? Je n'en avais pas le courage. Relancer Robert ? Hors de question. D'ailleurs, il n'avait jamais rappelé. Téléphoner à Elizabeth ? Elle se montrait trop curieuse, trop présente. J'avais du mal à esquiver ses questions.

Un samedi soir, je me suis sentie si seule, si lasse, que j'ai appelé Karine sur son portable. Elle m'avait donné son numéro, à une époque où nous travaillions sur un logiciel compliqué. Mais je ne lui avais jamais téléphoné excepté pour des raisons professionnelles. Elle fut étonnée de m'entendre. Derrière elle, je captais un fond sonore de musique, de voix, de rires. Les cliquetis de verres, de couverts. Elle devait être avec des amis. Au restaurant, peut-être. Dans un bar. Elle s'amusait. J'ai eu honte de la déranger. Elle devait se demander ce que je lui voulais. J'ai bredouillé quelques mots. Une question sur un programme. Elle m'a demandé si tout allait bien. J'ai dit oui, d'une voix faussement enjouée. Puis j'ai raccroché rapidement. Peu de temps après, le numéro d'Elizabeth s'est affiché sur mon écran. Karine avait dû l'appeler. Elle avait dû lui dire que je lui avais téléphoné comme ça, pour rien, pour une excuse bidon. Je n'ai pas pris l'appel d'Elizabeth. Elle m'a laissé un message que j'ai effacé sans l'écouter. Puis j'ai éteint mon portable, et je me suis endormie devant la télévision.