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J'ai perdu patience. Savoir quoi ? La mort de ma fille, c'était mon affaire, pas celle d'Elizabeth ! J'en parlais quand je voulais, et à qui je voulais. Elle était comme un rapace, elle voulait tout obtenir de moi, elle voulait m'avoir jusqu'à la moelle, pour ensuite raconter à Karine et Sandra, et ça devait bien jacasser devant la machine à café. Elizabeth avait beau protester, répéter « C'est pour vous comprendre, pour mieux vous aider. Je n'ai jamais rien dit aux autres, je vous respecte trop », je ne la croyais pas. J'ai coupé la communication.

Je suis restée longtemps sur le canapé, le visage entre les mains. Je ne voyais plus que le ventre de Muriel. La fille de Frédéric y grandissait jour après jour.

— Je suis navré, a dit le directeur. Mais deux erreurs de cette importance en un mois…

Il a aplati ses paumes sur son bureau en un geste final. Il m'a redemandé si je n'avais pas un tracas médical, un problème personnel. Je n'avais pas vu venir cette erreur, tout comme la première, d'ailleurs. C'était comme si une partie de ma tête avait été déconnectée. Frédéric m'avait toujours reproché de raisonner comme un ordinateur, sans humanité, sans touche personnelle. Comme si la rigueur de mon travail avait lobotomisé chez moi toute fantaisie possible. Eh bien, pour une fois, l'ordinateur avait eu une faiblesse. Frédéric aurait été rassuré. Pourquoi toujours tout ramener à Frédéric ? Il fallait arrêter de penser à Frédéric.

Les propos du directeur, que je n'avais écouté que d'une oreille distraite, m'ont semblé trop sévères. Pour qui se prenait-il ? Pourquoi me parlait-il ainsi ? Ça faisait huit ans que je travaillais ici. J'étais la première arrivée, la dernière partie. Tout le monde le savait. Je mettais les bouchées doubles. Je l'avais toujours fait. Je prenais moins de vacances que les autres. Je ne faisais jamais les ponts. Et voilà qu'il se mettait à me parler avec le même ton de réprimande qu'Elizabeth.

Mais à travers le sermon qui s'éternisait, j'ai capté un mot. Licenciement pour faute. Comment ? Voulait-il me licencier ? Ça en avait tout l'air. Comment allais-je faire ? Moi, licenciée ? C'était impossible. Inconcevable. Que dirait Frédéric ? Que dirait maman ? « Cette pauvre Pascaline ! Et en plus, elle a été licenciée. Quelle tristesse. Elle ne s'en remettra jamais. » La pitié dans les yeux de Frédéric. Le sourire compatissant de Muriel. « Dis donc, ton ex-femme… Elle a été virée ? »

J'ai interrompu le directeur. J'ai balbutié qu'il m'était arrivé une chose horrible, monstrueuse. La pire des choses. Je n'en avais parlé à personne au bureau. Personne ne savait quoi que ce soit. C'était à cause de ça que j'avais commis ces erreurs, ces oublis.

Le directeur semblait inquiet, un peu curieux aussi. Il m'a pressée de questions. Que m'était-il arrivé ? Je pouvais tout lui dire. Je pouvais lui faire confiance.

Je lui ai dit que ma fille avait été assassinée. Il m'a regardée, consterné. Il m'a pris la main. Ses doigts étaient chauds, collants. Il ne savait pas du tout que j'avais une fille. J'ai contemplé sa main, sa montre, les poils de son poignet, et j'ai dit que ma fille habitait chez son père depuis longtemps. Puis, avant qu'il me demande autre chose, j'ai dit rapidement qu'il m'était impossible de lui en parler, de lui donner des détails sur ce qui s'était passé. Je survivais, en quelque sorte. Je faisais comme je pouvais. Je lui ai demandé de ne rien dire à mes collègues, de respecter ma douleur. Il a accepté. Il m'a presque suppliée de prendre deux semaines. Il fallait que je me repose. J'étais pâle, ne le savais-je pas ? J'avais des cernes impressionnants.

En partant, je lui ai dit : « Elle s'appelait Helena. Elle avait quinze ans. »

Je me suis souvent demandé à quoi ressemblerait Helena, aujourd'hui. Lorsqu'il m'arrivait de croiser dans la rue une adolescente de quatorze, quinze ans, je l'observais avec attention. Je la comparais à Helena. J'imaginais une jeune fille qui aurait gardé les yeux bleutés que j'avais connus. Je l'imaginais grande, souple, avec des cheveux châtains. Elle aurait eu des lunettes, comme moi. Un appareil dentaire, gardé quelques années. Le sourire de son père. Mes longues jambes.

Quand je voyais une mère et sa fille, je me disais souvent qu'Helena et moi, on aurait été comme ça. Helena et moi, en train de faire des courses. Helena et moi, en route pour un cours de danse, un cours de gymnastique, ou de piano. Depuis mon entrevue avec le directeur, une vanne s'était ouverte en moi ; je disais son prénom à outrance. Je ne m'en lassais pas. Du Helena par-ci, du Helena par-là. Sur mes lèvres, subitement, ma fille revivait.

J'ai dit au marchand de légumes qu'Helena aimait les mandarines sans pépins, à la caissière du Franprix qu'Helena arrivait ce soir pour passer le week-end avec moi, au pharmacien qu'Helena avait un rhume des foins. Helena chaussait du 37, Helena n'aimait pas la charcuterie, Helena adorait Mister Bean. Helena était bonne en maths. Helena rêvait d'aller à New York. Helena, Helena, Helena. Ma fille. J'aimais leur dire : « Ma fille. Helena. »

Ma fille Helena. Quinze ans. Impossible de la lever le matin. Difficile de la coucher le soir. Une adolescence assez harmonieuse, sans heurts. Une certaine indépendance. Une certaine volonté. Coquette. Drôle. Secrète.

Helena aurait marché tôt, vers dix mois. Elle aurait parlé tôt, aussi, d'une voix posée, étonnamment mûre. Elle aurait eu ses règles à treize ans. Helena. Ma fille. Elle aurait souhaité acheter son premier soutien-gorge toute seule. Elle serait tombée amoureuse d'un garçon dans sa classe. Mais elle n'aurait pas voulu m'en parler. Elle aurait dit : « Je t'en parlerai si je souffre, maman. » Elle n'aimerait pas que je me dispute avec Frédéric. Elle partirait dans sa chambre et elle fermerait sa porte avec ostentation. Au dîner, elle nous dirait, lasse : « Ça y est. Vous allez divorcer. Je sais que vous allez divorcer. »

Le plus dur, c'était d'imaginer sa voix. Elle était partie trop tôt pour pouvoir m'appeler « maman ». Souvent, je l'entendais dans ma tête, ce « maman » péremptoire, impatient, tendre, joyeux. « Maman ! Où est mon jean ? » « Maman ! Y a quoi pour le dîner ? » « Maman, je peux aller chez Mélanie samedi ? S'il te plaît, maman ! » « Oh, tu m'emmerdes, maman ! » « Maman, ma petite maman. Je t'aime, maman. »

J'ai toujours voulu avoir une fille. Frédéric aussi. On avait choisi son prénom après l'échographie qui avait dévoilé son sexe. Lui voulait Lena, moi Hélène. On avait fait un compromis. Helena. Sans accent. J'étais fière de porter ce bébé. Je me disais que, plus tard, ma fille serait quelqu'un d'extraordinaire.

Je me souviens de la première fois que je l'avais blottie contre moi, après l'accouchement. Frédéric n'avait pas voulu assister à la naissance. J'étais seule avec ma fille. Elle avait été calme dans mes bras, toute douce. Elle me regardait. Je lui avais dit à voix basse : « Bonjour, jolie Helena. Je suis ta maman. Ta maman. »

Elle avait six mois à vivre.

Le directeur avait insisté pour que je prenne quinze jours de congé maladie. Du jour au lendemain, je m'étais retrouvée à la maison. Je me suis sentie désœuvrée, vidée. Je ne savais pas quoi faire de mes journées. Au début, je dormais les après-midi.

Puis, j'ai pensé à mon parcours. Les immeubles des jeunes filles. Il ne me restait plus que Rebecca, le dernier meurtre. J'avais enfin le temps, maintenant, de terminer ce parcours. J'étais contente, soulagée. Enfin quelque chose à faire. Quelque chose d'important. Une vraie mission.