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J'avais installé la télévision sur une table basse, en face du canapé. Télécommande à la main, je zappais d'une chaîne à l'autre. C'était ainsi que je me détendais. Je lisais peu. J'avais acheté une pile de romans, toujours dans les cartons. Dans ma « nouvelle vie », je me voyais lire.

Jusqu'à tard dans la nuit, j'ai regardé des bribes de films, de séries, de clips vidéo, d'interviews. Les paupières lourdes, je suis allée dans la chambre. J'ai réglé mon réveil pour sept heures et ôté mes lunettes que j'ai rangées dans leur étui de cuir rigide.

En attendant le sommeil, je me suis rendue compte que j'avais toujours cette espèce de mal de cœur, cette étrange nausée ressentie lorsque Elizabeth m'avait aidée à monter l'armoire.

Ma première nuit se passa mal. Je n'étais pas inquiète. Ça m'arrivait parfois, dans un nouvel endroit : j'avais cherché mes repères, je ne m'étais plus souvenue où j'étais. Mais les deuxième et troisième nuits furent tout aussi blanches. Ça m'agaçait. Il était si parfait, ce petit appartement. Pas de bruit, pas de trouble de voisinage. Alors pourquoi ces réveils nocturnes ? Pourquoi ces frissons ? L'estomac noué, les tympans bourdonnants ?

Je ne comprenais pas l'origine de mes malaises. À la pharmacie, on m'avait donné des fortifiants à base de plantes. Mais j'avais l'impression qu'ils ne faisaient qu'accroître mes symptômes.

J'ai fini par constater une chose bizarre. Au bureau, je me sentais bien. Ni frissons ni nausée. Le vertige me prenait dès que j'arrivais chez moi. Je refusais de croire que c'était lié à mon appartement. Cet appartement, c'était mon nouveau départ. Ma nouvelle chance. Rien ne pouvait les gâcher. Alors je faisais avec.

Tout ça venait certainement du fait que j'étais seule, sans amour. Les femmes qui s'endorment chaque soir avec un homme à leur côté n'ont jamais froid aux pieds, mal au cœur, mal au ventre, c'est connu. Il fallait que j'accepte ces désagréments pour le reste de ma vie. Ce n'était pas à quarante ans passés que j'allais rencontrer l'âme sœur. L'avantage d'être dénuée d'imagination, c'est qu'on est doté d'une certaine lucidité envers soi-même.

Mais cette solitude me creusait. Elle me dévorait. Et comme toujours, c'était à Frédéric que je pensais dans ces moments-là. Il me manquait. La chaleur de son corps dans le lit. Ses pulls roulés en boule sur le canapé. L'odeur de son after-shave dans la salle de bains. Lui n'était pas seul. Il avait refait sa vie. Il aurait sûrement des enfants avec sa fiancée. Avec moi, ça n'avait pas marché. Rien n'avait marché.

J'ai lutté contre l'envie d'entendre sa voix. Parfois, quand le manque de lui devenait trop tenace, je faisais une chose idiote, une chose de jeune fille, j'appelais sa messagerie vocale, juste pour l'écouter me demander de laisser un message, ce que je ne faisais jamais. Juste pour entendre sa voix.

Pendant deux jours, je suis parvenue à me maîtriser. Je ne l'ai pas appelé. Mais le troisième soir, vers onze heures, je ne pouvais plus résister. J'ai composé les dix chiffres que je connaissais par cœur. Je m'attendais à tomber sur sa messagerie, car il ne branchait pas son portable le soir, mais ce fut lui qui me répondit. J'étais trop surprise pour raccrocher et comme mon numéro s'était affiché sur son écran de téléphone, je l'ai entendu dire : « Tiens, bonsoir Pascaline, comment vas-tu ? »

Il avait sa voix joviale des jours heureux. Je lui ai répondu d'une voix tout aussi joviale (alors que je n'avais qu'une envie, crier que j'allais mal parce que je l'aimais toujours, et que je crevais de tristesse dans mon lit neuf tellement il me manquait) : « Très bien, et toi ? » Il était en voiture, avec elle. Ils rentraient d'un dîner vers leur maison en banlieue. Je lui ai dit que j'avais déménagé, et que je lui enverrai un e-mail avec ma nouvelle adresse.

— Tu es dans quel coin ? m'a-t-il dit, avec le ton poli et désintéressé du jeune homme de l'agence immobilière.

— Rue Dambre, dans un joli deux-pièces.

— Rue Dambre, répéta-t-il.

Puis j'ai entendu sa voix à elle. Elle a ri en murmurant quelque chose. Frédéric a ri aussi : « Muriel dit qu'il y a eu un assassinat rue Dambre. Tu devrais faire attention, c'est visiblement un quartier à risques. Je rentre dans un tunnel, ça va couper, à bientôt ! »

Le coup du tunnel, il me le faisait souvent. J'ai raccroché. Je pensais à elle, à cette femme sans visage qui m'avait volé mon mari. Je me suis demandé si elle l'appelait « Fred », comme moi. Était-elle belle ? Sûrement. Je la détestais.

Je n'ai plus du tout pensé à cette histoire d'assassinat. Jusqu'au matin où j'ai croisé dans l'entrée de l'immeuble une dame qui me salua poliment et se présenta comme la voisine du second.

— Vous arrivez tout de même à bien dormir ? m'a-t-elle demandé avec sollicitude, et une curiosité un peu malsaine.

J'ai trouvé sa question surprenante. Que voulait-elle dire ?

— Vous êtes certainement au courant, a-t-elle embrayé.

— Au courant de quoi, madame ?

La dame a glapi.

— Le meurtre… Dans votre appartement… On ne vous a rien dit ?

J'ai senti mon visage devenir blanc. Impossible d'articuler un mot. J'ai bousculé la dame pour sortir de l'immeuble le plus vite possible. J'avais chaud. Un trou au creux du ventre. Dans le métro, je me suis rendu compte que j'avais du mal à respirer.

En arrivant au bureau, j'ai à peine salué mes collègues. J'ai allumé l'ordinateur, mon manteau encore sur le dos. Une fois connectée sur Internet, j'ai tapé « rue Dambre meurtre assassinat ». Le disque dur a crépité, les moteurs de recherche se sont mis au travail, les informations ont été traquées, analysées, puis listées sur mon écran.

Huit réponses. Un tueur en série assassine sa première victime rue Dambre en 1992 / Meurtre rue Dambre : le premier d'une série sanglante / Anna, 18 ans, violée et tuée rue Dambre : la première victime d'un serial killer qui terrorise la capitale. Etc... etc.

Comme dans un autre monde, j'ai lu tout ce qu'il y avait à lire sur les meurtres de sept jeunes filles. Leur assassin avait finalement été arrêté en 1999. Il avait ensuite été condamné à la perpétuité deux ans plus tard. J'avais bien sûr entendu parler de cette affaire, mais je n'avais pas retenu qu'une des victimes habitait ma nouvelle rue.

Anna L. Il y avait sa photo, comme celles de toutes les autres jeunes filles assassinées par cet homme. Étudiante. Jolie. De longs cheveux châtains. Il l'avait suivie dans la rue Dambre, il l'avait menacée d'un couteau, il l'avait forcée à monter, à ouvrir sa porte, et puis. Et puis. On l'avait retrouvée ligotée sur le lit. La gorge tranchée. Après elle, sur une période de six ans, l'homme avait impunément tué six autres jeunes filles, toujours de la même façon.

Le premier meurtre, c'était chez moi. Ce premier meurtre avait été la matrice de tous les autres à suivre. Le modèle, en quelque sorte. Et c'étaient les murs de ma chambre qui avaient vu éclore cette genèse affreuse. Mes murs étaient porteurs d'horreur.

La voix d'Elizabeth m'a fait sursauter.

— Ça va, Pascaline ? Vous n'avez pas dit un mot depuis ce matin. Vous venez déjeuner ?

J'avais passé la matinée entière à m'informer sur les meurtres.

Muriel avait donc raison. Il y avait bien eu un meurtre dans mon appartement. La jeune Anna avait été tuée dans ma chambre.

Il y avait eu un assassinat. Mais ça ne me concernait pas. C'était du passé. C'était fini. Alors pourquoi y revenir sans cesse ? Pourquoi y penser autant ? J'en parlai à Elizabeth pendant notre pause déjeuner.

— Vous savez, a dit Elizabeth la bouche pleine, moi, ça ne me ferait ni chaud, ni froid. Dans un de mes anciens studios, un type s'était suicidé dans la salle de bains avant que j'emménage. Je n'y pensais jamais.