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Tout ce qu'on avait déjà acheté ensemble, lui et moi, pour Helena. Tout ce qu'on avait choisi avec amour, avec tendresse, pour notre fille, pour notre bébé. Il était libre. Pourtant, un père qui laisse sa fille mourir, n'est-il pas un criminel ?

Celui qui a laissé Helena mourir allait avoir une autre fille. Elle n'était même pas née, je la haïssais déjà. Il allait reprendre pour elle sa voix de papa. Il lui chanterait des chansons douces, et il embrasserait le haut de sa tête, sur la fontanelle, là où l'odeur de bébé est la plus forte, la plus enivrante. Le parfum inoubliable de petit bébé, de petite fille.

Il a laissé Helena mourir, et il était heureux. Insouciant. Il refaisait sa vie. Il avait oublié. Il avait effacé. Comment pouvait-il être heureux ? Comment pouvait-il oublier ? Il n'en avait pas le droit. Rien que d'imaginer son bonheur me donnait envie de hurler. J'avais envie de tout saccager, de tout détruire chez lui. Fracasser les meubles, les affaires pour le bébé, briser les vitres, mettre le feu, tout réduire en morceaux. Réduire à néant ce qu'il avait construit sans moi, après Helena.

Si Helena avait été en vie, Frédéric m'aimerait toujours. Nous aurions pu être heureux, tous les trois. Et puis, il y aurait eu un petit frère. Une famille. Une vraie famille. Tout ça, c'était fini. Tout ça, je ne le connaîtrai jamais.

J'ai regardé par la fenêtre et j'ai senti l'amertume, le dégoût, la haine, monter en moi. Une envie de vomir. De crier. Puis j'ai senti quelque chose de puissant, d'oppressant et de noir qui pesait sur ma poitrine, qui faisait battre mon cœur avec des coups sourds et violents. Quelque chose que je n'avais jamais ressenti de ma vie, qui me faisait tourner la tête, qui m'insufflait un effroi et une jouissance à la fois. J'ai dû m'agripper au rebord de la fenêtre pour ne pas vaciller.

Dans la nuit qui s'installait, j'ai vu luire les yeux de Frédéric. Bleus comme les yeux de l'assassin des jeunes filles. Exactement le même bleu.

Je n'avais pas éteint la télévision. À chaque flash d'information, les paroles de la mère d'Anna revenaient, comme pour me narguer.

« Il mérite qu'on le descende comme un chien. S'il était sorti de là, c'est ce que j'aurais fait, je l'aurais retrouvé et je l'aurais tué de mes propres mains. »

Dans ma tête, tout a été très clair. Je suis allée dans la salle de bains, et je me suis longuement maquillée et coiffée, jusqu'à ce que la jolie femme aux yeux verts apparaisse. Puis, j'ai choisi avec soin des vêtements. Une robe fluide en jean que je n'avais pas portée depuis Frédéric. Elle m'allait bien. Des sandales fines. Mon sac. J'étais prête.

J'ai allumé mon portable, j'ai appelé Elizabeth. Dès qu'elle a vu mon numéro s'afficher, elle a décroché. Je lui ai dit que j'étais désolée pour tout à l'heure. Ma voix était parfaitement calme. Elle m'écoutait. Je n'avais pas été gentille avec elle, et je m'en voulais. J'avais réfléchi à tout ce qu'elle m'avait dit. Elle m'a répondu que ce n'était pas grave, qu'elle comprenait, qu'elle était contente que j'aille mieux. Je lui ai demandé si elle pouvait me rendre un service. Pouvait-elle m'emmener chez Frédéric, mon ex-mari ? C'était en banlieue. Ce n'était pas la porte à côté. Cela ne l'embêtait pas trop ? On avait des choses à se dire, ai-je continué. À part elle, c'était mon seul ami.

Elle a tout de suite accepté de m'y conduire. Ça ne l'embêtait pas du tout. C'était une bonne idée, que j'aille voir mon ex-mari. Il allait m'écouter, me donner des conseils. Très vite, je retrouverais mon état normal. Elle en était certaine. Elle proposa de me prendre dans dix minutes au carrefour en bas de ma rue.

Je suis descendue rejoindre Elizabeth. Il faisait bon. Beaucoup de gens aux terrasses des cafés. J'ai remarqué que certains hommes me suivaient du regard. Que voyaient-ils ? Une jolie femme de quarante ans vêtue d'une robe en jean qui soulignait ses formes. Ils ne savaient pas que dans mes oreilles, j'entendais encore le bourdonnement étrange. Ils ne savaient pas que mon cœur battait plus fort que d'habitude, comme si mon sang était devenu plus épais, plombé, difficile à faire puiser à travers mes artères.

Elizabeth est arrivée rapidement. Elle m'a ouvert sa portière, puis m'a serrée dans ses bras. Elle a souri en regardant ma robe, mon maquillage. « Comme vous êtes jolie, Pascaline ! » Elle ne se doutait de rien. Je lui ai donné l'adresse de Frédéric. Je la connaissais par cœur, même si je n'y étais jamais allé. « 28, allée des Marguerites. »

À la radio, on ne parlait que du tueur. Sa tentative d'évasion avait relancé une polémique sur le système pénitentiaire français, sur les longues peines.

— C'est votre tueur en série, non ? a demandé Elizabeth, concentrée sur la route.

Malgré moi, j'ai souri. Oui, c'était bien « mon » tueur en série.

L'étourdissement ressenti devant la fenêtre prenait possession de moi, s'infiltrait en moi avec la puissance d'une drogue. Plus une goutte de salive dans ma bouche. L'impression d'une langue épaisse, d'un palais tapissé de papier de verre. Mes mains dansaient sur mes genoux. Impossible de les immobiliser. Je les ai coincées entre mes cuisses. Des spasmes montaient dans mes jambes, dans mon abdomen, dans mon échine, électrifiaient ma nuque. Je me suis demandé si Elizabeth allait remarquer mon état. Mais elle regardait devant elle ou dans le rétroviseur. Elle ne se doutait de rien. J'ai dit :

— Vous savez, la nouvelle femme de mon mari va avoir un bébé.

Élisabeth m'a observée rapidement. Mes lèvres ont esquissé un sourire.

— Vous avez l'air de prendre ça plutôt bien ? hasarda-t-elle.

— Oui, oui, c'est formidable.

Il m'a semblé que ma voix sonnait faux, qu'Elizabeth allait tout comprendre, tout deviner, mais elle n'a pas cillé.

Je savais qu'après, je me sentirais mieux. Après, ma vie aurait de nouveau un sens. Je n'aurais plus peur. Je n'aurais plus jamais peur de rien. Après.

La rue de Frédéric était calme, peu passante. Des rangées de petits pavillons de banlieue, avec des carrés de jardins fleuris. Sa maison était plutôt jolie, avec des volets lavande. On avait l'impression d'être à la campagne.

Elizabeth m'a dit qu'elle pouvait m'attendre, si je voulais. Elle avait un livre dans son sac. Je suis sortie de la voiture, j'ai claqué la portière, et je lui ai dit que c'était très gentil de sa part. Je me suis approchée du portail. Puis, je me suis retournée vers la voiture d'Elizabeth. Je lui ai souri. Elizabeth m'a observée à travers la vitre à demi baissée. Elle semblait inquiète. A-t-elle trouvé mon sourire étrange ?

— Surtout, prenez votre temps, a-t-elle murmuré. C'est important.

Elle avait raison. C'était très important.

— Merci Elizabeth, lui ai je dit. Mais je n'en ai pas pour longtemps.

Le portail n'était pas verrouillé. Je l'ai ouvert, et j'ai marché jusqu'à la porte d'entrée de la maison. Rideaux tirés. Stores baissés. Mais les fenêtres du salon étaient allumées. Celles du premier, aussi. Ils étaient chez eux. Ils ne devaient pas encore dormir. Ils regardaient peut-être la télévision. Ou alors Muriel était dans la salle de bains, en train de se préparer pour la nuit.

Eux non plus, ils ne se doutaient de rien. Ils ne savaient pas que j'étais là, que j'étais venue. Que j'étais dans leur joli jardin. À côté de leurs tulipes, de leurs rosiers. Juste devant leur jolie maison aux volets lavande, dans le carré d'herbe bien tondu, bien vert, où ils se disaient que leur fille ferait ici ses premiers pas, pour ses douze mois. J'imaginais les minuscules jambes potelées, maladroites, les mains tendues, les encouragements. Frédéric, son Caméscope vissé à l'arcade sourcilière. Muriel, l'œil humide. Et elle, la petite, l'inconnue, qui marchait dans l'ombre d'Helena.