Je me suis efforcée alors de ne plus me tracasser avec cette histoire. Il fallait faire comme Elizabeth.
« Ni chaud, ni froid. » Continuer à vivre comme si de rien n'était dans mon nouvel appartement. Les gens mouraient partout, dans des maisons, des hôpitaux, des usines, sur des autoroutes, des plages, des pistes de ski. C'était ainsi. Il ne fallait pas que je me laisse impressionner.
Mais sur le chemin du retour, je n'ai fait que penser au meurtre.
À ce qui m'attendait dans la chambre, maintenant que je savais.
Le vertige a commencé dès l'escalier. Plus je gravissais les marches, plus mon estomac se nouait, plus ma tête tournait. J'avais du mal à glisser la clef dans la serrure tant mes mains tremblaient. Pendant longtemps, je suis restée sur le pas de la porte, à ne pas oser rentrer. J'imaginais la voix de Frédéric, nasillarde, moqueuse. « Ridicule ! Totalement ridicule ! » J'ai eu honte. Et si on me voyait, pétrifiée sur mon propre palier ? Je suis entrée précipitamment, comme si on m'avait poussée.
C'était chez moi. Ma maison. Mes meubles. Mes objets. Mes rideaux. Ma télévision. Mon ordinateur. Il n'y avait rien d'effrayant, finalement. J'ai fini par sourire, soulagée. De quoi avais-je eu peur ? C'était idiot. Tout ça, c'était du passé. Tout ça, c'était fini. Allez, Pascaline, secoue-toi un peu, reprends-toi, non, tu ne vas pas partir, pas question, c'est ton appartement, tu resteras ici, et tu y seras très contente. Ça faisait du bien de se parler ainsi.
Avec une fausse énergie joyeuse, je me suis ébrouée, en chantonnant à voix basse un vieil air de Joe Dassin. On ira, où tu voudras quand tu voudras… Toute ma vie, sera pareille à ce matin, aux couleurs de l'été indien… Toujours avec la même gaieté forcée, j'ai plié mes vêtements, rangé des assiettes, des verres, passé l'aspirateur. Plus je m'activais, plus je me sentais maîtresse de moi-même, muée en une sorte de forteresse auréolée de bravoure.
Je n'osais pas entrer dans la chambre. Impossible d'ouvrir la porte. Impossible de toucher la poignée. Derrière cette porte, le meurtre. Anna, morte. Anna nue dans son sang.
Je ne savais pas quoi faire. Mon aplomb de tout à l'heure avait disparu. Dans le salon, je tournais en rond. J'ai fini par téléphoner à Elizabeth. Elle fut étonnée de m'entendre. Il devait être neuf heures. J'ai parlé à toute vitesse, sans respirer.
— Elizabeth, c'est Pascaline, vous savez, ce meurtre, c'est horrible, je n'arrive pas à penser à autre chose, je suis dans un état, je ne peux même plus entrer dans la chambre, je ne sais pas quoi faire, mon ex-mari dit toujours que je n'ai aucune imagination, alors je ne comprends pas pourquoi tout ça me touche autant, pourquoi ça me fait si peur…
— Stop, Pascaline, stop, a crié Elizabeth, vous devez absolument vous calmer. Respirez un bon coup, allez-y, voilà, c'est bien. Maintenant écoutez-moi, Pascaline, écoutez-moi très attentivement. Vous êtes crevée. Un déménagement, c'est épuisant. Au bureau, vous n'arrêtez pas. Vous êtes la première arrivée, la dernière partie. Et puis il faut que je vous dise un truc. Vous ne vous remettez pas de votre divorce. Ça vous a minée. Ça vous a vidée. Alors forcément, une histoire de meurtre, ça vous fait réagir de façon bizarre, parce que vous n'êtes pas dans votre état normal. Vous avez besoin de repos, c'est tout. Prenez un cachet pour dormir. Il faut que je vous laisse, je suis avec des amis. Je vous embrasse. À demain !
Je n'aurais jamais dû appeler Elizabeth. Je l'avais dérangée et elle ne semblait pas du tout concernée par mes frayeurs. Je suis allée me verser un verre de brouilly. Debout devant la fenêtre, j'ai regardé le long de la rue étroite.
En face, dans le grand immeuble blanc, au dernier étage, une femme de mon âge prenait elle aussi un verre. Elle regardait dans ma direction. Elle devait tout voir, chez moi. Une jolie femme, avec des cheveux noirs mi-longs, une silhouette frêle. Je me suis demandé si elle habitait là depuis longtemps. Si elle avait connu Anna, à force de la voir tous les jours par la fenêtre. Si elle savait pour le meurtre d'Anna. Peut-être que la police était venue interroger cette femme. Elle avait peut-être vu ou entendu quelque chose le soir de la mort d'Anna.
Malgré le brouilly, je ne parvenais pas à me calmer. L'angoisse montait en moi, me possédait. J'ai repris le téléphone. Frédéric. Lui seul pouvait m'aider. Sa voix familière me donna envie d'éclater en sanglots comme une petite fille. Avant qu'il puisse parler, j'ai tout raconté.
— Écoute, Pascaline, tu dérailles, m'a-t-il interrompue, exaspéré. Tout ça parce que cette pauvre fille aurait été tuée dans ta chambre, il y a dix ans. Les murs n'ont pas de mémoire. Et qui sait, c'était peut-être dans l'appartement du dessous. Tu es en train de te faire un cinéma ridicule.
Ni Frédéric, ni Elizabeth ne comprenaient ce qui m'arrivait. Je me suis sentie seule, triste, vieille. Recroquevillée sur le canapé, je me demandais comment j'allais bien pouvoir dormir, comment je pourrais continuer à vivre ici. Ce petit appartement que j'aimais tant. Fallait-il que je parte, alors que je venais à peine de m'y installer ? Quel gâchis, tout de même, quel dommage.
Frédéric avait raison, les murs n'ont pas de mémoire. Il ne pouvait rien m'arriver. Le tueur en série était en prison pour la fin de sa vie. Une nouvelle pensée m'a effleurée. Peut-être, après tout, ainsi que Frédéric l'avait suggéré, le meurtre ne s'était pas déroulé chez moi, mais dans un autre appartement de l'immeuble ? Une lueur d'espoir. Il fallait en être certaine, avant de se tourmenter ainsi.
Un coup d'œil à ma montre. Neuf heures quarante-cinq. Vite, maintenant, il fallait en être sûre. Je suis descendue au second étage, j'ai sonné.
— Qui est-ce ? a demandé une voix chevrotante.
— Votre voisine du quatrième, Pascaline Malon.
La porte s'est ouverte sur un peignoir mauve, des cheveux hérissés de bigoudis.
— Excusez-moi de vous déranger, madame, mais j'ai besoin de savoir quelque chose. L'assassinat de la jeune fille, c'était vraiment chez moi ?
Les bigoudis ont tressailli.
— Mais oui, dans votre appartement, dans votre chambre. Une histoire épouvantable, ah, ma pauvre, cette gamine, ravissante, souriante, tuée par ce monstre, et c'est sa mère qui l'a trouvée trois jours plus tard, elle avait le double des clefs, elle est venue parce que sa fille ne répondait pas au téléphone. Vous imaginez le choc pour cette femme de découvrir sa fille nue sur le lit, vidée de son sang ? Il y avait du sang partout, il paraît, sur les murs, sur le sol, dans les escaliers même. Moi je ne suis pas montée, j'avais trop peur de faire des cauchemars. Le pire, c'est que personne n'a rien entendu, personne n'a rien vu, et elle est restée comme ça dans cette chambre pendant trois jours. Vous vous rendez compte ?
Je n'ai pas pu aller dans la chambre. Allongée sur le canapé, j'ai regardé la télévision sans la voir. Je me suis endormie là. Le froid n'est pas venu tout de suite, mais c'est lui qui m'a réveillée. J'étais comme enveloppée dans un sarcophage de glace. Le froid s'était niché sous ma cage thoracique, mon cuir chevelu, la plante de mes pieds, mes ongles, dans ma moelle épinière. Il m'avait investie. Il pesait sur moi, il me suffoquait, il me soumettait à lui. L'appartement m'a semblé aussi humide, aussi profond qu'une cave noire et gelée qui ne voit jamais la lumière. Pourtant, les radiateurs fonctionnaient. Les fenêtres étaient calfeutrées derrière d'épais rideaux. Dans la cuisine, j'ai bu une tisane brûlante. J'ai enfilé un pull épais, des chaussettes, j'ai noué un foulard autour de mon cou. J'avais l'air d'une grosse paysanne. Je suis allée chercher une autre couverture, et je me suis recouchée sur le canapé.