Vers trois heures du matin, j'ai décidé d'affronter la chambre. Mon dos me faisait trop mal, mes reins aussi. Blottie dans mon lit confortable, je me suis persuadée que j'allais enfin dormir. Il fallait tout oublier. Oublier ce que j'avais lu sur Internet, oublier ce qu'avait dit la voisine, oublier. Mais les images venaient, pêle-mêle. Impossible de les arrêter. Impossible de faire autre chose que de les voir.
Le type la suit dans l'escalier, la lame fichée sur la nuque d'Anna. Elle cherche sa clef d'une main tremblante. Elle peut encore crier, elle peut encore réveiller tout l'immeuble, mais elle n'a plus de voix, elle est tétanisée, elle ne peut que trouver sa clef, la mettre dans la serrure, la tourner. Il est chez elle, le voilà entré chez elle, et elle ne le sait pas encore, ou peut-être s'en doute-t-elle, mais quand elle sortira à nouveau de là, ce sera dans trois jours, sur une civière, recouverte d'une bâche, portée par deux flics indifférents, sous les regards des badauds groupés le long de la rue.
J'ai allumé la lumière, mais les images venaient toujours. Dans la chambre, sur le lit, il est sur elle, le couteau qui s'appuie sur son cou à elle. Elle se débat, elle pleure, il la frappe, des coups mats, secs, précis, puissants, il va la broyer, broyer tout ce qu'il y a de pur et de frais dans sa vie de jeune fille de dix-huit ans. Il ne sait même pas comment elle s'appelle, il s'en fiche, il va la briser. Il va la tuer.
Allongée dans mon lit, le souffle coupé, j'ai regardé le plafond, ce même plafond qu'Anna a dû elle aussi regarder juste avant de mourir, tandis que l'homme extorquait d'elle les ultimes moments de sa vie. Je ne sais pas si elle a crié, mais la chambre est encore prégnante d'une horreur tangible, d'un hurlement qui s'éternise et qui racle mes tympans de sa stridence.
Je perçois l'agonie d'Anna, je perçois le mépris du type qui la ligote, qui la tourne et la retourne comme un objet, qui la pénètre brutalement, qui l'investit. Combien de temps ça dure, quelques minutes, une demi-heure, toute la nuit ? Combien de temps subit-elle ce sexe inconnu qui la saccage avec chaque coup de reins ?
J'ai mis les mains sur mes yeux, mais je voyais toujours. La lame étincelante qui fend le blanc de la gorge d'un geste net, la peau qui s'ouvre sur le rouge, le sang qui gicle, lourd, épais, la trachée exposée, sectionnée. Les yeux d'Anna se révulsent, se figent, se vident. Sa bouche ouverte se fige aussi, tordue de douleur et d'effroi.
Et lui, qui remonte sa braguette, sifflotant, qui tourne des talons, qui descend quatre étages dans le silence de la nuit, qui pose sur la poignée en cuivre sa main de meurtrier, là où je pose tous les jours la mienne, qui ferme la porte de l'immeuble, et qui disparaît. Personne n'a rien vu. Personne n'a rien entendu.
Et après. Anna qui se vide de son sang, Anna morte dans cette pièce pendant trois jours. Anna morte, dans ma chambre. Son corps nu, dévasté. Ses cheveux bruns maculés de sang. Son regard vitré d'horreur, de souffrance. Le téléphone qui sonne et sonne dans le vide. Puis sa mère qui monte l'escalier, inquiète, le double des clefs à la main. Elle ouvre : « Anna chérie, tu es là ? C'est maman ! » Elle se dirige vers la chambre, elle tend la main, ouvre la porte. Elle voit. Elle crie.
Vers l'aube, j'ai compris que je ne pourrai plus dormir dans cette chambre. Je ne pourrai plus vivre ici. Plus jamais. Frédéric avait tort.
Les murs ont une mémoire. Et moi, de l'imagination.
J'ai quitté la rue Dambre de façon précipitée. Le propriétaire n'a pas apprécié. Mais lorsque je lui ai demandé pourquoi il ne m'avait jamais parlé du meurtre de la jeune Anna, j'ai bien vu qu'il se trouvait à court de réponse.
— Vous auriez pu me le dire, lui ai je reproché.
Il a baissé les yeux.
— Je pensais que vous étiez au courant. Vous savez, il y a des gens que ça dérange, et puis d'autres, pas du tout. Un jeune couple est même resté au moins cinq ans. Parfaitement heureux. Dans tous les immeubles, il y a des morts. C'est comme ça, madame. C'est la vie.
Bien sûr, il avait raison. Mais il était hors de question que je reste rue Dambre. Je ne savais pas où habiter en attendant de trouver un nouvel appartement. Je n'avais pas le courage d'aller chez ma mère, de devoir répondre à ses questions. Elizabeth m'avait proposé de sous-louer pendant une semaine ou deux le studio d'une amie qui voyageait souvent. Tout ça me contrariait. Je n'avais pas envie d'emménager dans l'intimité d'une inconnue.
J'ai trouvé un hôtel bon marché près du bureau, dans une rue animée qui donnait sur un boulevard. Chaque matin au petit déjeuner, je lisais les petites annonces. Pendant l'heure du déjeuner, j'allais visiter les appartements intéressants. J'en ai vu une demi-douzaine. Certains étaient convenables. Mais c'était moi qui avais changé. Depuis la rue Dambre, depuis Anna, je n'étais plus la même. J'avais peur. Une nouvelle sensibilité avait germé en moi. D'où me venait-elle ? Je n'en savais rien. L'âge, peut-être. La quarantaine ?
Elizabeth m'avait écoutée gentiment.
— Je pense que vous devriez aller voir un psy. Ce n'est pas normal de redouter en permanence ce qui s'est passé dans un endroit. Ne le prenez pas mal. Vous avez besoin d'aide. Et moi je ne peux pas vous aider.
Je devais la regarder d'un air si ahuri qu'elle s'empressa de continuer.
— Ça n'a rien de déshonorant d'aller voir un psy, Pascaline.
Elizabeth n'avait pas tort. Mais je ne me voyais pas physiquement, mentalement, allongée sur un canapé, en train de raconter Anna, toute l'histoire d'Anna, à un monsieur, à une dame. Ce qui m'arrivait était une chose personnelle. Elle n'appartenait qu'à moi. À moi seule.
Pendant plusieurs semaines encore, je suis restée à l'hôtel, et j'allais visiter des appartements à l'heure du déjeuner. Sans grande conviction.
Arriva un long week-end. J'avais promis de le passer avec ma mère. Depuis la mort de mon père, il y avait de cela trente ans, elle était restée seule. À vrai dire, je ne savais pas grand-chose de la vie de ma mère. Je m'y intéressais peu.
Je n'avais pas expliqué à maman, en dépit de son désarroi, pourquoi j'avais quitté la rue Dambre à peine quelques jours après y avoir emménagé. Je ne me confiais pas à ma mère. Je ne lui disais rien d'important, de personnel. Lors de mon mariage avec Frédéric, elle avait essayé de me prévenir. Elle avait tenté de me dire qu'il n'allait pas me rendre heureuse. Nous n'avions pas assez de choses en commun, selon elle. Il était léger, papillonnant ; moi plus sensible, plus profonde. J'étais fière de devenir l'épouse de cet homme, si souriant, si séduisant, et je n'avais pas voulu l'écouter. Je l'avais même repoussée. Rien ne pouvait empêcher ce mariage.
Le plus beau jour de ma vie : moi, rayonnante dans du satin blanc, au bras d'un homme que toutes les femmes convoitaient. Mais pourquoi « elle » ? se disaient-elles. Elle est enceinte ou quoi ? Oui, j'étais enceinte, d'une petite fille. Une petite fille qui, un soir, allait s'endormir pour toujours. Après Helena, je ne suis plus tombée enceinte. On en parlait peu, avec Frédéric. Désormais, il y avait entre nous un bébé fantôme.
Le mariage s'est effrité, petit à petit. Pendant longtemps, j'y avais cru. J'avais voulu y croire.
Frédéric s'était jeté dans le travail. Il disait qu'il fallait oublier ce drame, tourner la page. Sinon, il serait trop malheureux. J'ai voulu faire comme lui, mais je ne parvenais pas à surmonter la perte de cet enfant. J'avais l'impression de sombrer, alors qu'il surnageait. Comment faisait-il, lui ? Où avait-il trouvé la force en lui pour faire face ? Moi, je n'y arrivais pas.