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Je me suis demandé pourquoi on s'était mariés, finalement. Maman avait raison. Nous étions si différents. Qu'avait-il cherché auprès de moi ? Il aurait pu avoir n'importe quelle autre femme. Sa mère – que je n'ai plus revue – m'avait confié : « Il vous aime parce qu'on peut compter sur vous. Vous êtes quelqu'un de stable. » Elle avait raison. Selon son fils, j'étais la mère idéale. Mignonne, fraîche. Calme, raisonnable. Celle qui aurait trois ou quatre enfants d'affilée, et qui saurait les élever avec gentillesse et fermeté. C'était pour ça qu'il m'avait épousée. À vingt-cinq ans, lorsqu'on s'était connus, une seule chose manquait à mon bonheur : une famille. Il m'avait donné tout ça. Mais ça n'avait pas duré. Et le deuxième bébé n'était jamais venu. Nous faisions l'amour de moins en moins souvent. Les disputes devenaient fréquentes, inévitables. Il avait commencé à avoir des aventures, à mentir, à rentrer tard. Puis, il était tombé amoureux de Muriel.

Ce que je regrette le plus avec la rue Dambre, c'est que j'étais persuadée de tenir là un nouveau départ. J'ai tout à recommencer. Tout à reprendre. Anna a tout changé en moi. Je ne suis plus la même.

— Tu es bien pâle, Pascaline.

Maman n'avait pas tort. Depuis un certain temps, j'avais une mine de papier mâché. Du coup, je fuyais les miroirs. Je m'ignorais. Je devenais la femme invisible. Je parvenais à ne pas voir le reflet de mon visage sur l'écran de mon ordinateur.

Je n'avais pas eu envie de venir passer ces trois jours chez elle, mais en fin de compte, j'étais heureuse d'être là, dans ce cadre familier, loin de la fadeur stérile de mon hôtel. Maman me gâtait ; je n'avais plus quarante ans, mais dix. Je me laissais faire. C'était bon.

Le deuxième soir, après le dîner, elle a commencé à me poser des questions. Je m'y attendais. Je les esquivais facilement. Mais elle s'acharnait. Elle voulait comprendre ce qui m'arrivait. Pourquoi avais-je quitté cet appartement ? Pourquoi étais je à l'hôtel ? Pourquoi n'avais-je pas encore trouvé un autre logement ? Que m'arrivait-il ? Elle allait bien finir par lâcher prise. Il suffisait d'attendre. Elle passerait à autre chose, elle allumerait la télévision, comme d'habitude. Et puis je serais tranquille, jusqu'à la prochaine attaque.

Mais ma mère a eu un comportement singulier. Elle s'est assise en face de moi, elle a croisé les bras. Elle m'a dévisagée longtemps, sans rien dire. À mon tour, un peu étonnée, j'ai regardé ce visage maternel, aussi familier que les paumes de mes mains. Même le chat, blotti à ses pieds, a cessé de ronronner et me scrutait aussi, de son regard jaune.

Le silence a rempli le salon surchauffé comme une vague ouatée. Ma mère s'est enfin levée. Ses articulations ont craqué. Elle est allée jusqu'à la fenêtre, elle a rectifié un pli du rideau, arrangé mon bouquet de roses sur la table basse. De temps en temps, elle se retournait vers moi, ouvrait la bouche pour parler, puis soupirait. Je ne disais rien. Je n'avais jamais vu ma mère ainsi. Qu'avait-elle à me dire ? Pourquoi était-ce si difficile ? Il ne fallait pas la brusquer. Je suis restée là, dans le fauteuil, muette. Elle est retournée à son canapé, s'est penchée pour attraper le chat qu'elle a calé sur ses genoux.

— Écoute, Pascaline, a-t-elle dit enfin, je vois bien que tu ne souhaites pas répondre à mes questions. Je vois bien que je t'embête. Mais je dois te parler de quelque chose. Alors je vais te demander de m'écouter. Je ne sais pas pourquoi tu as quitté ton appartement. Tout ce que je sais, c'est que tu es en train de vivre une épreuve, on le voit rien qu'à ta tête. Une épreuve qui n'a rien à voir avec ton divorce, avec Frédéric, avec le bébé. Entre parenthèses, tu n'as jamais voulu me parler de Frédéric, mais j'ai les yeux en face des trous, et je ne suis pas si gâteuse que ça. Rassure-toi, ce n'est pas de ton ex-mari que je voudrais te parler ce soir.

Elle s'est levée à nouveau, le chat toujours dans les bras. Elle a fait le tour de la pièce plusieurs fois.

— Te souviens-tu de l'endroit où nous habitions quand tu avais cinq ans ?

J'ai réfléchi.

— Vaguement. Un appartement tout en long, dans un immeuble ancien. Papa était encore là.

Elle a soupiré.

— Oui, ton père était encore là. C'était un appartement de trois pièces, sombre, triste, qui donnait sur les boulevards extérieurs.

Elle a posé le chat, qui est venu se frotter contre mes mollets. Je lui ai caressé la tête d'une main distraite. Pourquoi me parlait-elle de cet appartement ?

— Te souviens-tu d'autre chose qui ait un rapport avec cet endroit ?

Je l'ai regardée sans comprendre.

— D'autre chose ? Mais de quoi veux-tu parler ?

— Fais un effort, concentre-toi.

J'ai fermé les yeux, j'ai revu le couloir comme un long boyau sombre, et ma chambre, tout au bout. J'ai revu papa, déjà fatigué par le cancer qui le rongeait et qui allait le tuer, cinq ans plus tard. Rien d'autre, c'était trop loin.

J'ai dit : « C'est trop lointain, maman, je ne me souviens pas. » Alors elle a repris son récit, d'une voix basse, un peu sourde.

— Nous sommes restés un an dans cet appartement. À cette époque, tu faisais des cauchemars. Tu ne te souviens pas de tes cauchemars ? Toutes les nuits tu venais dans notre chambre en courant, tu hurlais, tu te débattais, nous mettions une heure à te calmer. Souvent, tu restais dormir avec nous. Tu te souviens de ça ?

Quelque chose d'infime venait de faire écho en moi. Un accord. Une réminiscence. Une minuscule lueur dans le noir. Petit à petit, ma mémoire s'éclaircissait. Des pieds nus qui cavalaient sur le parquet froid. L'affolement qui me prenait à la gorge. Une sensation d'horreur, d'étouffement. Le long couloir sombre. La poignée de la porte des parents.

— Oui, tu t'en souviens, a dit maman, doucement. Je vois que tu t'en souviens. Te rappelles-tu ton cauchemar, Pascaline ? C'était toujours le même. Le même, nuit après nuit. Mois après mois.

À nouveau, j'ai fermé les yeux. J'avais le sentiment étrange de repartir dans le passé, de remuer des choses anciennes qui pendant des années n'avaient pas bougé, figées par le passage du temps. J'avançais lentement dans un terrain vague de souvenirs enfouis, catalogués, classés comme des archives grises de poussière qu'on stocke et qu'on oublie. Le cauchemar prenait forme, devenait tangible.

— Oui, je me souviens, ai-je dit dans un souffle. Je voyais une ombre. Une immense ombre noire.

Et toute l'ampleur de ma terreur de gamine s'est déployée d'un coup comme un épouvantail. La forme noire, ni humaine, ni animale, qui glissait vers moi, silencieusement. Qui fondait sur moi. Qui m'anéantissait. Toutes les nuits. Nuit après nuit. J'avais cinq ans. Partagée entre la colère et la douleur, j'ai regardé ma mère.

— C'est du passé. Pourquoi remuer tout ça, maman ? À quoi ça sert ?

Elle me tournait le dos, debout au milieu du salon. Elle attendait que je me calme. Son échine se courbait sous la robe de chambre fanée. Elle avait l'air d'une petite vieille. Mon cœur s'est serré.

— Continue, maman. Tu n'as pas fini. Dis-moi ce que tu as à me dire.

Elle s'est retournée, le visage subitement fripé.

— Ton père et moi étions préoccupés par ton cauchemar. Rien ne semblait l'arrêter. Nous avions tout essayé, ta porte ouverte, la lumière allumée dans ta chambre, dans le couloir, rien n'y faisait. Tu te réveillais en criant, en pleurant. Tu disais que l'ombre noire allait te tuer, que tu ne pouvais pas lui échapper. Tu disais qu'elle déchirait et tuait les enfants. C'était insoutenable, parce qu'on n'arrivait pas à te délivrer de ce mauvais rêve. On ne savait pas d'où il venait. Ton père était persuadé que tu ressentais inconsciemment sa maladie, car nous ne t'avions rien dit, tu étais bien trop petite à nos yeux pour qu'on te mette au courant de son cancer. Moi aussi, je pensais que c'était la raison de tes troubles. Nous avions vu le médecin de famille, qui t'a donné un somnifère. Malgré le médicament, tu te réveillais toujours en pleurant. Nous ne savions plus quoi faire. Nous étions à bout de forces. Tu te traînais de fatigue, nous aussi. Puis ton père est parti à l'hôpital suivre un traitement. Un matin, alors que tu étais à la maternelle, j'ai discuté avec la marchande de journaux en bas de chez nous. Elle te trouvait mignonne. Je lui ai avoué que tu faisais ces cauchemars, et que ça nous tracassait. Elle m'a demandé si tu étais au courant pour le meurtre. Devant mon air étonné, elle m'a parlé du crime affreux dans l'immeuble voisin, au moment de notre emménagement. Un homme avait mutilé et tué trois enfants. Nous n'en avions jamais rien su.