Maman s'est arrêtée de parler comme si sa voix ne pouvait plus sortir de sa gorge. Ses traits semblaient rongés par la fatigue, l'abattement. Je lui ai pris la main.
— S'il te plaît, continue.
— Un matin, tu as fait un beau dessin. Tu dessinais bien, Pascaline. Tu disais que c'était ton cauchemar. C'était une immense tache noire. En dessous, des silhouettes d'enfants, comme écartelées, écrasées par la masse noire. Leurs bouches ouvertes de souffrance, leurs yeux écarquillés d'horreur. Tu avais mis du rouge pour le sang de leurs blessures. C'était un dessin très triste. Peu de temps après, ton père est revenu de l'hôpital. Il était affaibli. Les médecins nous ont suggéré de quitter la ville, d'aller vivre à la campagne. Alors nous sommes partis de cet appartement pour aller chez ma sœur, à Sens. Tu t'en souviens ?
J'ai hoché la tête.
— J'étais inquiète pour ton père, qui avait pris dix ans et j'étais happée dans le tourbillon du déménagement. Je n'ai pas remarqué tout de suite que ton cauchemar avait cessé du jour au lendemain. En fait, il s'est arrêté le jour où nous avons quitté cet endroit. Tu n'as plus jamais fait ce cauchemar. Et au bout d'un certain temps, comme tu l'avais oublié, je l'oubliai aussi. Nous avions d'autres préoccupations. Ton père mourait à petit feu. Ce furent cinq années difficiles. Après sa mort, nous sommes revenues toi et moi vivre ici. Tu as grandi, tu as fait des études, tu as fait la connaissance de Frédéric. Moi, j'ai continué ma petite vie. J'ai rencontré de nouveaux amis, j'ai un peu voyagé. J'ai même eu des aventures. Oui, moi ! Comme tu ne me demandais jamais rien, je ne t'en parlais pas. De toute façon, ce n'était pas important. Sauf un homme, Alain, avec qui je suis restée amie. J'ai dû te parler de lui. Mais tu ne t'en souviens pas, n'est-ce pas ? Alain est pédopsychiatre. C'est un homme charmant. Un de mes seuls vrais amis.
Le téléphone s'est mis à sonner. Apeuré, le chat a bondi sur mes genoux.
— Veux-tu répondre, maman ?
Elle semblait troublée, déconcertée.
— Non. Ça peut attendre. La personne rappellera.
La sonnerie a retenti pendant quelques instants, puis s'est arrêtée. Ma mère m'a regardée.
— J'en étais où ?
— Tu étais en train de me parler d'Alain.
Je ne voyais pas où elle voulait en venir. Que cherchait-elle à me faire comprendre ?
— Quand j'ai su que tu avais quitté ton appartement de la rue Dambre, reprit-elle, et que tu étais partie d'une façon hâtive, étrange, et lorsque j'ai compris que tu ne voulais pas m'en dire plus, j'en ai parlé avec Alain. Il m'a été d'un grand réconfort, comme toujours. Puis il m'a posé des questions sur toi, sur ton enfance. Je lui ai expliqué pour le bébé que tu as perdu. Nous avons passé toute une soirée à parler de toi. J'ai fini par lui montrer le dessin de ton cauchemar. Je l'avais gardé, avec tes autres dessins. C'est son métier, après tout, les dessins d'enfants.
— Alors ? ai-je demandé, intriguée malgré moi.
Ma mère s'est levée. Elle s'est dirigée vers son secrétaire, en sortit un grand carton, l'ouvrit, prit une feuille, me la tendit. J'ai vu un dessin d'enfant vieux de trente-cinq ans. Le papier avait jauni, les couleurs s'étaient fanées, mais l'angoisse était encore là. Le noir omniprésent, les enfants brisés qui pleuraient. Les enfants qui souffraient.
Ma mère a caressé ma joue de sa main.
— En discutant avec Alain, je me suis souvenue que chaque fois que nous passions devant l'immeuble des enfants tués, tu pleurais, tu tremblais. Nous ne savions pas pour les meurtres. Je pensais que tu faisais des caprices et je n'avais pas fait le lien avec ton cauchemar. Mais Alain m'a fait comprendre que tu avais dû ressentir quelque chose devant l'immeuble. Comme si tu savais tout de ce qui s'était passé là. Comme si tu avais tout vu.
« Et je me doute à présent de pourquoi tu as quitté la rue Dambre. Je l'ai compris le soir de ma conversation avec Alain. Tu as une sensibilité en toi. Une fragilité secrète. Elle est là depuis que tu es petite fille. Et tu ne sais pas que tu as ça en toi. Tu as dû capter les vestiges d'un malheur, d'un fait horrible qui s'est déroulé dans ton appartement. Quelque chose qui est le mal. Exactement comme lorsque tu avais cinq ans et que tu faisais ce cauchemar.
Cette même nuit, je n'ai pas pu dormir. Je suis revenue dans le salon, le chat sur mes genoux, penser à ce que m'avait dit maman. J'ai pensé à l'ombre noire, à ce qu'elle avait de maléfique, de puissant. À l'épouvante qu'elle faisait encore naître en moi. Je me souvenais de l'immeuble des meurtres d'enfants, enfoui dans ma mémoire, et de l'horreur qui se projetait sur moi lorsque je passais devant avec maman. J'ai pensé à Anna, au vertige que j'avais ressenti dans « sa » chambre, dans l'endroit où elle avait perdu la vie.
Lorsque j'ai enfin sombré dans le sommeil, le froid de la chambre d'Anna s'était mêlé à l'ombre noire, et je me suis réveillée glacée, le cœur dans la gorge. Anna et l'ombre noire qui avançait sur elle, qui la soumettait à elle, Anna et les enfants qu'on torturait, qu'on tuait.
J'ai allumé toutes les lumières du salon, et j'ai écouté le bruit du trafic le long du boulevard. Les minutes s'écoulaient et je suis parvenue petit à petit à me calmer. Longtemps je suis restée assise devant la fenêtre, le dos courbé, brisée. L'idée de me remettre au lit me révulsait. Je préférais attendre le matin, que maman se réveille.
En contemplant le quartier endormi, j'ai compris que ma vie ne serait plus jamais pareille. Que m'arrivait-il ? J'avais conscience de subir une métamorphose, mais en même temps, je sentais que cette sensibilité qui me paraissait nouvelle prenait en moi des racines profondes et anciennes.
J'avais peur. Chaque lieu avait désormais une histoire, son histoire, ses drames, ses peines. J'avais peur, une peur bleue, peur du bagage émotionnel d'un lieu de vie, peur de la mémoire des murs. Il me semblait que j'étais devenue une sorte d'éponge, de buvard, une antenne qui captait de façon surnaturelle tout ce qui s'était passé dans une maison. En pénétrant dans un appartement inconnu, j'ai constaté une chose étonnante : j'étais sensible aux odeurs, et ce que mon odorat débusquait en franchissant un palier étranger reflétait aussi, à sa façon, un pan du passé. Des relents sucrés, lourds, fanés, faisaient surgir des histoires d'alcôve flétries, répugnantes, usées par les années ; des effluves poussiéreux, faussement propres, mêlés à des substances de cire liquide pour parquets, de nettoyant javellisé pour cuisines, ressuscitaient des intimités dont je ne voulais rien savoir : des cohortes de ménagères acariâtres, des conflits familiaux le matin au petit déjeuner, des maris grognons et nonchalants, comme le mien l'avait été, et une armada d'adolescents bruyants aux doigts gras qui maculaient les murs des couloirs. Il y avait aussi des odeurs qui me prenaient à la gorge, des exhalaisons de renfermé, de vie figée, de mouvements pétrifiés, et c'étaient ces odeurs-là, ces odeurs étouffantes que j'avais appris à craindre, car je me doutais qu'elles avaient un lien avec un drame. Des odeurs accompagnées de couleurs : noir pour le mal et rouge pour le sang, un rouge violent, épais, luisant, qui laissait des traces indélébiles à l'intérieur de ma tête.