— Vous allez me prendre pour une folle, je sais…
Mon rire m'a semblé forcé, presque hystérique. J'ai essayé d'expliquer, de la façon la plus claire possible, pourquoi j'avais ressenti le besoin de faire le tour de la prison. C'était à cause de cet homme, le tueur en série, il fallait que je le « borde » de mes pas, il fallait que je l'encercle, ça avait été plus fort que moi.
Les deux gardiens m'écoutaient sans dire un mot. La pluie s'était arrêtée. J'allais être en retard pour le bureau.
— Pardonnez-moi de vous poser cette question, madame, mais cet homme est-il l'assassin de votre fille ? demanda le gardien aux yeux clairs.
Je lui ai répondu que non, il n'avait pas tué ma fille. Ma fille était morte toute petite. Le gardien semblait attendre une explication supplémentaire. Mais je ne savais pas quoi ajouter. Devais je lui raconter que la première victime de cet homme avait été tuée chez moi, dans ma chambre ? Que depuis que je le savais, je ne dormais plus ?
Son collègue prit la parole.
— De temps en temps, il y a des dames qui font le tour de la prison, comme vous. Il y en a même une qui vient souvent.
— Pourquoi ? demandai-je, intriguée.
— Elle vient comme vous, pour le « boucler », c'est comme ça qu'elle nous explique ce qu'elle fait. Elle le « boucle », lui, le tueur en série. Elle fait deux, trois fois le tour de la prison, très vite. On a l'habitude, on la connaît bien maintenant. C'est une brave dame. Il a tué sa fille, Olivia.
Olivia. L'avant-dernier meurtre. Le sixième. Tout ce que j'avais lu sur Internet me revenait.
Vingt ans, blonde. Radieuse. Pleine de vie. Sur les photographies que j'avais vues d'elle, elle souriait. Elle venait de commencer son premier travail dans une agence de publicité. Son petit ami s'appelait Marc. Elle avait été retrouvée par ses parents, inquiets de ne pas avoir eu de nouvelles de leur fille depuis deux jours. Je me souvenais d'avoir lu que le père ne s'était jamais remis de ce qu'il avait vu dans la chambre à coucher d'Olivia. Il était devenu fou.
— Quand on vous a aperçue tout à l'heure sur les caméras de contrôle, poursuivit le gardien, on a cru que vous étiez la maman d'Olivia.
Pendant tout le trajet vers mon bureau, j'ai pensé à la mère d'Olivia, qui « bouclait » le meurtrier de sa fille, exactement comme je l'avais fait ce matin-là.
J'ai repris le chemin de la prison une fois par semaine. Je le « bouclais ». Je faisais un tour ou deux, rapidement. Les gardiens me connaissaient à présent. Ils me laissaient faire. Une fois, j'ai cru apercevoir la maman d'Olivia devant moi sur le boulevard. Une chevelure blonde, un long dos fin, des tennis. Était-ce elle ? Qui d'autre pouvait faire le tour de la prison ainsi ? Elle marchait plus vite que moi. Je n'arrivais pas à la rattraper.
Lors du procès, elle avait accepté de répondre aux questions des journalistes. J'avais retrouvé une de ses interviews sur Internet. Sur la photo, ses yeux étaient marron clair, de beaux yeux lumineux, et je savais que ces yeux-là avaient dû voir l'insoutenable, la vision d'Olivia égorgée. Et pourtant, elle qui avait porté cette enfant disparue, elle était encore là, et elle expliquait qu'elle devait vivre avec cette injustice. Lors du procès, alors que les autres mères s'étaient repliées sur elles-mêmes, muettes, elle avait voulu regarder l'homme dans les yeux. Elle avait voulu comprendre pourquoi il avait tué sept fois. Elle lui avait posé des questions calmes. Jamais elle n'avait perdu le contrôle d'elle-même.
La silhouette blonde s'estompait devant moi, fondue dans le gris du boulevard. J'aurais pu accélérer le pas, la rattraper, mettre la main sur son épaule. Je n'osais pas. Je suis restée derrière elle, la démarche hésitante. J'avais lu qu'elle s'était rendue au procès pour voir le dernier visage sur lequel Olivia avait posé les yeux. Pour respirer le même air que lui. Mais la vision de ce visage lui avait été insupportable. Dans la salle d'audience se retrouvaient dans un face-à-face implacable le début et la fin d'une jeune fille souriante. La personne qui lui avait donné la vie et celle qui la lui avait ôtée.
Qu'aurais-je pu lui dire ? Aurait-elle accepté de me parler ? Elle avait confié à la fin de son interview que, de temps en temps, elle allait dans un café, face à l'immeuble où sa fille avait été tuée.
Elle prenait un thé, et elle regardait les deux fenêtres du deuxième étage, là où le crime avait été commis. D'autres personnes vivaient là à présent, mais elle ne les voyait pas. Elle aimait imaginer que c'était Olivia qui bougeait derrière les rideaux, Olivia qui allumait et éteignait les lumières. Une heure plus tard, elle s'en allait. Ses amis, ses autres enfants, tentaient de la dissuader de revenir sur les lieux de la mort d'Olivia, avait-elle raconté. Ce n'était pas bon pour elle de faire ça, ils disaient, elle allait se rendre malade.
Ils ne devaient pas savoir pour la prison. Ils ne devaient pas savoir qu'elle venait ici le « boucler ». Ils ne la comprenaient pas.
Mais moi, je la comprenais.
Anna, 14-1-92. Gisele, 28-9-94. Marie, 2-2-95. Sabrina, 18-5-95, Adeline, 9-7-97, Olivia, 12-2-98, Rebecca, 30-4-98…
Sept prénoms féminins qui parlaient d'eux-mêmes, comme la date de leur mort. Je les faisais défiler d'un clic de souris. Je les regardais. Je m'imprégnais d'eux. Ça me suffisait. Sept prénoms, sept visages, sept vies. Sept morts. Leurs sept initiales réunies formaient de jolis mots. Rosagam, Amorags, Sagamor. Je préférais « Sagamor » pour sa sonorité douce au départ, puis sa fin brutale, grave. Je l'aimais parce qu'il était composé de « saga » pour l'histoire, puis d'amour et de mort. C'était ainsi que je voyais ces sept jeunes filles. Sept histoires d'amour et de mort.
J'ai ressenti le besoin d'aller voir les immeubles où les meurtres avaient été commis, comme si je souhaitais nimber de ma présence ces lieux contaminés par un seul et même homme, comme si je voulais les relier, les uns après les autres, telles des perles sur le même fil d'un collier. Voir les immeubles insufflait quelque chose de concret à ces prénoms, a ces dates. Je ne savais pas où ces jeunes filles avaient été enterrées. Je ne pouvais pas me rendre sur leurs tombes. Alors il m'a semblé que je devais aller sur les lieux de leur mort.
Trouver les adresses sur Internet avait été facile. Si un site ne donnait pas les informations que je souhaitais, je les trouvais sans peine en surfant sur un autre. Tout y était, le nom de la rue, le numéro, l'arrondissement. Six adresses que j'ai enregistrées dans un fichier. Qu'allais-je en faire ? J'ai pensé qu'il fallait procéder par ordre chronologique. Anna avait été le premier meurtre. Je n'avais pas besoin de retourner rue Dambre. Ce serait donc Gisèle.
Pendant quelques jours, j'ai hésité. Puis j'ai décidé de ne pas aller visiter ces endroits. À quoi ça servirait ? À rien. J'ai effacé d'un coup les adresses de la mémoire de l'ordinateur. Mais je les avais mémorisées malgré moi.
Et je savais, au plus profond de moi-même, qu'il faudrait que j'y aille. Un jour ou l'autre.
— Ça va, Pascaline ? m'a dit Elizabeth d'un ton enjoué, devant la machine à café.
Elle discutait avec Karine et Sandra, deux collègues de son âge. J'avais souvent l'impression que ces trois jeunes femmes me regardaient depuis peu avec une certaine compassion, comme si j'étais malade, alors que je ne l'étais pas. J'ai répondu sèchement que tout allait bien et je suis retournée travailler devant mon ordinateur. Derrière mon dos, j'ai capté le chuchotement aigu de Sandra. « Elle a l'air crevée, la pauvre. Elle devrait se reposer. » Puis Karine a embrayé : « Moi, je la trouve bizarre en ce moment. Un zombie. » De quoi se mêlaient-elles ? J'ai failli me retourner, mais je n'ai rien dit.