M. de Vaugreland, directeur de la Société, homme de confiance du Conseil d’administration, sommeillait à demi dans un vaste fauteuil de cuir qui se trouvait devant sa table de travail, laquelle constituait le principal ameublement d’un somptueux cabinet sur lequel s’ouvraient, par de nombreuses portes, les bureaux des secrétaires et du personnel de l’importante administration.
M. de Vaugreland, français d’origine, avait passé dix ans de sa jeunesse dans la cavalerie en qualité d’officier, mais des revers de fortune l’avaient obligé à abandonner la carrière qu’il chérissait, il s’était lancé dans les affaires, en avait réussi quelques-unes, manqué beaucoup d’autres, puis le hasard des circonstances et des recommandations l’avait mis en relations avec quelques-uns des membres les plus influents du Conseil d’administration de la Société des jeux de Monaco.
Simple inspecteur à ses débuts, il s’était fait remarquer par son intelligence et son dévouement, son honorabilité irréprochable.
Peu à peu, il avait pris de l’importance, et au bout d’une dizaine d’années on le nommait directeur. M. de Vaugreland avait un beau nom, un passé sans tache, des manières distinguées. Il convenait à merveille.
Ce soir-là, M. de Vaugreland restait au Casino, contrairement à ses habitudes. D’ordinaire, en effet, le directeur réintégrait son domicile vers onze heures, mais ce soir-là, il avait tenu à demeurer jusqu’à la fin du bal offert aux abonnés.
M. de Vaugreland, après avoir fait un tour dans les salons et constaté que la foule élégante et nombreuse prenait un vif plaisir aux valses et aux bostons américains, avait donc regagné son cabinet, mais lui, si actif d’ordinaire, fut terrassé par une somnolence invincible qui l’empêcha de jeter le moindre coup d’œil sur le volumineux courrier amassé devant lui.
Peu à peu cependant, une rumeur confuse et indistincte vint tirer de son assoupissement le directeur du Casino. Celui-ci commença par n’y prêter aucune attention, mais au fur et à mesure que le temps passait, le bruit se rapprochait, le tapage grandissait, on entendait des exclamations de plus en plus nombreuses, des éclats de voix de plus en plus violents.
M. de Vaugreland se réveilla définitivement : on venait de frapper deux coups secs à sa porte :
— Entrez.
Un garçon de bureau se présenta :
— Monsieur le directeur, déclara-t-il, c’est quelqu’un qui veut absolument vous parler, c’est un abonné qui fait du tapage, qui se dispute avec tout le monde.
— Les inspecteurs ne se sont-ils donc pas occupés de lui ? Il ne faut de scandale à aucun prix. Je ne comprends pas qu’on ait laissé cet homme se faire remarquer de la sorte, venir dans les bureaux.
M. de Vaugreland s’arrêta court.
Quelqu’un, d’une poussée brusque, venait d’écarter le domestique qui demeurait respectueusement sur le seuil de la porte. Ce quelqu’un entra dans le cabinet de travail, ou, pour mieux dire, bondit dans la pièce. Sans prendre le temps de s’excuser, encore tout haletant d’une course et d’une lutte, tout frémissant, il interrogea d’une voix de défi :
— À qui ai-je l’honneur de parler ?
— Il m’appartient plutôt, monsieur, de vous poser cette question. Je suis ici chez moi.
— Chez vous ? interrompit l’homme, êtes-vous donc le directeur ?
— Je suis le directeur, affirma M. de Vaugreland.
L’extraordinaire visiteur se croisa les bras sur la poitrine, regarda autour de lui, hocha la tête comme s’il se fût parlé à lui-même, et lâcha naïvement :
— Eh bien, si cela est vrai, c’est plus extraordinaire que tout.
M. de Vaugreland, toujours debout devant cet intrus, demeurait sans répondre, attendant une explication. Cependant, il avait reconnu la personnalité qui se trouvait devant lui : Ivan Ivanovitch, commandant du cuirassé russe Skobeleff, qui quelques jours auparavant, avait mouillé en rade de Monaco.
Que pouvait bien lui vouloir ce robuste marin, dont la face de brave homme, dont le visage embroussaillé de barbe hirsute semblait torturé par une incompréhensible et singulière émotion ?
Ivan Ivanovitch soufflait comme un bœuf. Ses vêtements étaient en désordre. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front et comme il négligeait de les éponger, elles tombaient dans les poils de sa barbe saupoudrée de cendre de tabac.
M. de Vaugreland interrogea doucement :
— Il me semble, mon commandant, vous avoir déjà entendu tout à l’heure. N’est-ce pas vous qui faisiez ce bruit dans les couloirs de l’administration ? Je vous serais obligé de bien vouloir m’expliquer pourquoi ?
L’officier russe, d’un formidable coup de poing sur le bureau, coupa la parole du directeur :
— Je me demande, monsieur, hurla-t-il, ce que signifie cette plaisanterie, et si l’on se fiche de moi ?
— Que voulez-vous dire, monsieur ?
— Je veux dire, monsieur, que voilà plus d’une demi-heure que je cherche à voir le directeur avec lequel je me suis entretenu hier soir et que l’on me met en présence de divers personnages que je ne reconnais pas.
— Il n’y a qu’un seul directeur, répliqua hautainement M. de Vaugreland ; il n’y a qu’une seule personne qui soit autorisée à prendre ici cette qualité, monsieur, c’est moi, or, je n’ai pas eu l’honneur de vous rencontrer la nuit passée.
— Si ce n’est pas vous, reprit l’officier russe, c’est quelqu’un d’autre. C’est un directeur.
— Non, monsieur…
— Si, monsieur, c’est un directeur, pour cette bonne raison qu’il dispose d’une puissance morale et même matérielle que j’ai d’ailleurs eu l’occasion d’apprécier. Voulez-vous me mettre en présence de cette personne ?
De plus en plus intrigué, M. de Vaugreland commençait à croire que le Russe se moquait de lui.
— Voyons, mon commandant, dit le directeur, je ne doute pas qu’il ne s’agisse d’un malentendu dont nous sommes, vous et moi, les victimes. Faites, je vous en prie, un retour sur vous-même. Efforcez-vous de m’indiquer nettement les motifs qui vous amènent ici. Dites-moi ce dont il s’agit et je tâcherai de vous rendre service.
Ivan Ivanovitch resta quelques instants sans répondre, puis son visage s’éclaira :
— Parbleu, grommela-t-il, si ce n’est pas le directeur que j’ai vu, ce doit être le caissier.
Il poursuivit :
— Monsieur de Vaugreland, – permettez-moi de vous appeler par votre nom – car je me perds dans tous les titres, rien ne ressemblant plus à un directeur qu’un autre directeur… Donc, monsieur de Vaugreland, voulez-vous me faire mettre en présence du caissier qui se trouvait de service hier soir, vers onze heures et demie ou minuit dans le bureau que j’aperçois par cette porte entrebâillée ?
Et Ivan Ivanovitch désignait du doigt une petite pièce exiguë, mais coquette, qui communiquait avec le bureau directorial.
M. de Vaugreland, de plus en plus résigné à ne pas comprendre, consultait un registre : Il fit signe et dit à un huissier :
— Descendez dans les salons et priez, si possible, M. Louis Meynan de monter.
— M. Louis Meynan, ajouta-t-il, en se tournant vers l’officier, est l’employé de la caisse qui était là hier soir à onze heures et demie.
Il ajoutait encore :
— Pour quel motif désirez-vous le voir ?
— Je le dirai en sa présence.
M. Louis Meynan monta quelques instants plus tard. Ivan sauta sur l’employé :
Il l’examina d’un regard curieux, d’un œil inquisiteur, mais au bout de quelques secondes, il haussa les épaules, lâcha un juron :
— Ça n’est pas lui.
L’officier s’arrêta devant M. de Vaugreland :
— Vous êtes le directeur, n’est-ce pas ? vous êtes bien le directeur ?
— Je vous l’ai déjà dit, monsieur, répondit M. de Vaugreland.
— C’est bien, poursuivit le Russe, alors, écoutez : Vous savez peut-être que, la nuit dernière, après avoir perdu pas mal d’argent, je suis monté dans vos bureaux ; je n’ai rencontré personne au premier abord, mais finalement je me suis trouvé en présence d’un monsieur qui m’a déclaré « être le directeur ». Je lui ai dit, hum… ce que j’avais à lui dire. Il est inutile, n’est-ce pas, que je revienne sur ces incidents ? par son rapport, votre subordonné, – car c’était évidemment l’un de vos subordonnés, a dû vous mettre au courant de ce qui s’était passé.