Le brave commissaire de police, assez naïvement, laissait éclater son enthousiasme :
— C’est très bien, déclara-t-il, c’est d’un galant homme. Il n’y a pas à dire, mon commandant, c’est très chic.
L’excellent magistrat n’avait visiblement qu’un désir : libérer son prisonnier au plus vite, se débarrasser de lui au plus tôt.
M. de Vaugreland, d’ailleurs, feignit de reconnaître son erreur, il s’approcha de l’officier, lui exprima des excuses :
— C’est un malentendu, déclara-t-il, dont vous ne nous tiendrez pas rigueur, nous l’espérons très vivement…
Le directeur tendit la main à Ivan Ivanovitch.
Celui-ci, la serra machinalement.
Un observateur perspicace se serait rendu compte qu’assurément la personne la plus étonnée de tout ce qui venait de se passer, celle qui avait été la plus surprise par les déclarations de la jeune fille, c’était Ivan Ivanovitch.
***
Une demi-heure plus tard, l’officier revêtait son pardessus et s’apprêtait à quitter le Casino.
Il s’arrêta net en apercevant une jeune femme qui s’emmitouflait dans des fourrures, pour sortir, elle aussi, du palais.
C’était Denise.
Un coupé l’attendait dans lequel elle monta. Ivan Ivanovitch se précipita aussitôt à la portière.
— Mademoiselle, murmurait-il, mademoiselle, permettez que je vous remercie.
Puis il ajouta, plus bas, se penchant à l’intérieur de la voiture :
— Mais pourquoi donc êtes-vous intervenue ? Qui donc vous a dicté cette noble conduite, ce courage. admirable qui consistait à venir défendre et à sauver celui que tous accusaient ? Ah Denise, serait-ce que vous m’aimez ?
Un grand éclat de rire ironique et railleur fut la réponse de l’énigmatique jeune fille :
— Vous aimer ? répliqua-t-elle, ça, non, jamais. Je voulais vous sauver, je vous ai sauvé. Voilà tout. Ne cherchez pas à comprendre.
Tout décontenancé, Ivan Ivanovitch recula, cependant que la voiture se mettait en route, mais l’officier russe ne s’était pas encore assez éloigné du coupé, qu’il croyait encore entendre bourdonner à ses oreilles la fin de la phrase formulée par Denise :
— Non seulement je ne vous aime pas, mais il se peut même que je vous haïsse.
***
Dans les bureaux de la direction, M. de Vaugreland et ses deux inspecteurs demeuraient pensifs et pâlissants.
Ils ne paraissaient pas autrement convaincus de l’innocence d’Ivan Ivanovitch : la question des 300.000 francs qu’il voulait restituer restait toujours pendante. Il demeurait indiscutable que le commandant russe avait malgré tout, trois cent mille francs de trop.
Ils réfléchissaient aussi sur l’intervention saugrenue et incompréhensible de cette étrange jeune fille qui changeait tout au dernier moment.
— Pérouzin ? fit après un silence M. de Vaugreland.
— Monsieur le directeur ?…
— Nalorgne ? poursuivit le directeur…
— Monsieur ? proféra l’ancien prêtre…
— Messieurs, conclut enfin M. de Vaugreland, que pensez-vous de tout cela ? Pour moi ce n’est pas clair. Nous sommes en présence d’une affaire que l’on ne débrouillera pas de sitôt. Il ne faut pourtant pas qu’il y ait un scandale et que la réputation du Casino soit compromise. N’avez-vous pas une idée ?
— Si, fit Pérouzin, brusquement, et je m’en vais vous la communiquer…
À ce moment on frappait à la porte, un garçon de bureau apparut :
— C’est un journaliste, dit-il, un rédacteur du Phare de Monte-Carlo. Il voulait avoir des renseignements sur ce qui vient de se passer dans le cabinet de M. le directeur…
M. de Vaugreland avait repris sa mine impassible.
— Répondez-lui, fit-il, que j’ignore ce qu’il désire : il ne s’est rien passé.
Le reporter n’insista pas, mais il courut au téléphone et demanda :
« Paris »…
6 – LA MAIN DANS L’AIGUILLAGE
M. Dupont de l’Aube, sénateur, directeur de La Capitale, conversait familièrement avec M. de Panteloup, son secrétaire général.
Il était cinq heures et demie.
Les premières éditions venaient de sortir dans Paris et les camelots, courant à perdre haleine, les hurlaient sur les boulevards.
M. Dupont de l’Aube paraissait fort préoccupé et à deux ou trois reprises il avait renvoyé de son cabinet, dont les vastes fenêtres donnaient sur les boulevards, les garçons de bureau porteurs de cartes de visites, annonçant des visiteurs, la plupart du temps d’ailleurs quémandeurs ou solliciteurs.
— Écoutez-moi, de Panteloup, fit M. Dupont de l’Aube, lorsqu’il eut pour la dixième fois écarté d’un geste rageur et ennuyé le bristol que lui présentait un domestique, écoutez mon cher, il faut absolument tirer cette affaire au clair. Nous devons à notre réputation d’être les premiers et les mieux informés. Voyons, que s’est-il donc passé ? Racontez-moi cela en détail ?
— Mon cher directeur, ce sera très court, car je suis bien peu renseigné sur cette affaire compliquée et obscure d’un numéro qui gagne à la roulette, d’un officier russe qu’on a failli arrêter, paraît-il, qu’on a relâché ensuite, et enfin d’un malheureux jeune homme que l’on a trouvé mort sur la voie du chemin de fer entre Nice et Monte-Carlo.
Mais M. Dupont de l’Aube, précis, rectifiait :
— Non pas, Panteloup, c’est entre Monte-Carlo et Nice, vous saisissez l’importance de la chose ?
— Vous avez toujours été l’homme de l’exactitude, mon cher directeur et je vous en félicite.
— Alors, Panteloup ?
— Dame je ne sais pas, je ne sais rien de plus. Notre correspondant de Monaco, qui est rédacteur à un petit journal local, nous a téléphoné hier soir qu’on lui opposait, au Casino, un mutisme absolu. Ce correspondant est un brave garçon mais il n’est pas très dégourdi. Il a pris pour argent comptant la consigne de l’administration.
M. Dupont de l’Aube hocha la tête, se gratta le menton :
— Tout ça n’est pas clair, mon cher, et tout cela a besoin d’être éclairci. Il faut envoyer quelqu’un là-bas qui puisse débrouiller cette affaire avec tact, intelligence et discrétion. Il ne s’agit pas de dire du mal par principe de la maison de jeu, il ne s’agit pas non plus de fermer les yeux s’il s’y passe quelque scandale que l’on veuille dissimuler au public dans l’intérêt de la cagnotte.
— Mon cher directeur, conclut M. de Panteloup, vous avez absolument raison, soyons impartiaux et documentés, selon la formule qui nous a toujours si bien réussi.
— Qui allons-nous envoyer, Panteloup ?
— Parbleu, il n’y a pas à hésiter.
Le directeur appuya sur un timbre, passa une fiche au garçon de bureau.
Quelques instants après, par une petite porte dissimulée dans le mur du cabinet directorial, entrait un jeune homme à tournure élégante, à mine éveillée, yeux pétillants, lèvre ombrée d’une légère moustache blonde.
— Mon cher Fandor, dit M. Dupont de l’Aube, dès l’entrée du nouveau venu, je vous annonce une bonne nouvelle.
— Je suis augmenté ? demanda Fandor.
— Pas encore, mais vous partez, chargé d’une mission de confiance.
***
Jérôme Fandor n’était autre que le célèbre journaliste qui depuis quelques années par ses aventures sensationnelles avait intéressé et distrait le public parisien. Le jeune journaliste, mêlé dès le début de sa carrière aux intrigues les plus compliquées, aux aventures à la fois les plus tragiques et les plus extravagantes, s’était fait dans la presse une situation toute personnelle et très particulière. À maintes reprises, pendant des mois entiers, il avait disparu de La Capitale, abandonnant son journal avec la plus parfaite désinvolture dès qu’il s’agissait de se livrer à une enquête policière ou de s’attacher à éclaircir un mystère donné. Lorsqu’il revenait, on l’accueillait toujours comme l’enfant prodigue et à maintes reprises M. Dupont de l’Aube, qui le grondait à chaque retour, pour la forme, ne manquait jamais de lui dire ensuite : « Mon brave Jérôme Fandor, c’est ici pour vous le toit paternel, quoi qu’il arrive, quoi qu’il advienne, vous aurez toujours votre place gardée à La Capitale. »