Mais le député avait à peine disparu que Louppe, pirouettant sur ses talons et titubant d’une table à l’autre, tout en grommelant contre les secousses du train, quittait Daisy Kissmi et bondissait vers Fandor :
— Chouette, dit-elle, en posant ses deux mains sur les épaules du journaliste, j’ai fini par décider mon vieux à se débiner. Tel que je le connais, dans dix minutes il va roupiller comme une souche. Mon petit Fandor, je suis bien contente de te revoir. Qu’est-ce que tu paies ? Dis donc, il a l’air de rigoler ton copain ? faudrait pas qu’il s’envoie ma poire ?
Juve protesta doucement qu’il n’avait nullement l’intention de se moquer de la nouvelle venue.
Mais celle-ci ne songeait déjà plus à la question qu’elle venait de poser. Elle s’était installée délibérément sur la table occupée par Juve et Fandor.
Elle appela le garçon :
— Amène-toi ballot ! il faut me refiler une fine, et de la bonne, j’en ai assez de boire de l’eau sucrée, pour faire croire au père Laurans que je n’ai pas de vices. Vas-y donc d’une fine et surtout pas de whisky, comme en prend Daisy Kissmi.
« Zieute-moi l’Anglaise, poursuivit Louppe en se penchant à l’oreille de Fandor, qu’est-ce qu’elle est en train de se passer encore. J’parie cinq louis, contre un sou qu’elle sera mûre d’ici une heure. Au fait Fandor tu ne m’as pas encore présenté ton copain ?
Fandor, au hasard présenta Juve :
— Monsieur Dubois.
Mais l’Anglaise, entre deux verres de whisky, voulait, elle aussi, faire la connaissance des voyageurs amis de Louppe.
Il semblait bien du reste qu’elle connaissait Fandor, de vue tout au moins. C’était une raison suffisante pour venir boire à sa table.
Daisy Kissmi s’installa et plus rigoriste que son amie, elle voulut aussitôt qu’on lui présentât le compagnon de Fandor :
— Monsieur Duval, fit celui-ci gravement, en désignant Juve :
Louppe s’esclaffa :
— Non, mais vous êtes rien farces tous les deux. Surtout toi, poursuivait-elle en désignant Juve interloqué par cette familiarité, il n’y a pas trois minutes, tu t’appelais Dubois. Voilà maintenant que tu t’appelles Duval. À quand Durand ?
— Du Rand proféra l’Anglaise, avec un léger hoquet, aoh, il ne faut pas parler de loui, puisque cette pauvre Du Rand, il est morte.
Ce rappel à la réalité jeta un froid dans l’assistance. Juve et Fandor se souvenaient, en effet, qu’ils roulaient à cent vingt à l’heure vers les lieux du crime.
Mais ces femmes insoucieuses avaient déjà oublié. L’Anglaise, avec un entêtement d’ivrognesse, deux ou trois fois proposa de présenter à ses amis son compagnon : un Italien très bien, disait-elle, le signor Mario Isolino. C’était un grand seigneur, qui malheureusement aimait trop les cartes, ce qui l’avait perdu. Après avoir possédé une fortune immense, il était en train de la reconstituer désormais par son travail et son adresse.
Tandis que Daisy Kissmi allait chercher par la main l’Italien qui, de loin multipliait les sourires et se confondait en petites salutations, Louppe, pendant ce temps, expliquait, brutalement en deux mots à Juve et à Fandor la profession du signor Isolino :
— Un grec, un tricheur, quoi, il fait le bonneteau.
Il était minuit environ, Daisy Kissmi allait être ivre morte bientôt, Louppe, ayant en vain essayé de séduire Juve, puis Fandor, et n’ayant pas réussi, s’était rabattue en fin de compte sur Isolino.
Le journaliste et le policier regagnèrent leurs couchettes laissant les deux demi-mondaines en tête à tête avec l’Italien.
***
Le train roulait, le train roulait.
Juve et Fandor dormaient encore lorsque les premiers rayons d’une aube pâle apparurent timidement sous les rideaux.
Soudain, réveil en sursaut.
Une secousse violente, un arrêt brusque venait de les jeter, pour ainsi dire, à bas de leurs lits et Fandor qui se trouvait dans celui du dessus, dégringolant sur Juve, se meurtrit les genoux contre les parois du wagon et jura comme un templier, tout en épongeant machinalement les gouttelettes de sang qui perlaient à la peau de ses rotules.
Aucun bruit.
Fandor leva le store.
Malgré la buée humide du matin, en dépit de la brume épaisse, ils se rendirent compte que le train n’était pas arrêté dans une gare, mais en rase campagne.
Au silence du début succédèrent quelques pas d’hommes pressés dont les souliers crissèrent sur le gravier. La locomotive poussa deux coups de sifflets. Sur ce, on entendit des éclats de voix, des exclamations, des discussions.
— Il y a quelque chose, murmura Juve, si on allait voir ?
Comme ils longeaient le convoi, Juve fit une remarque :
— Fandor, dit-il, regarde les rails sur lesquels se trouve notre train.
— Eh bien ?
— Ces rails sont rouillés.
— Alors, que concluez-vous ? reprit le journaliste.
— J’en conclus que nous ne sommes pas sur la grande ligne, car sur la grande ligne il passe de nombreux trains et les rails y sont polis comme des miroirs. Nous sommes évidemment sur une voie de garage, mais pourquoi ?
— Pourquoi ? c’est ce que nous allons savoir en le demandant à ces messieurs, les employés.
Le policier et le journaliste, en arrivant dans le groupe du personnel, trouvèrent des gens complètement affolés.
Soudain le train avait été orienté vers la gauche et s’engageait sur une voie que le mécanicien ne reconnaissait pas. Ignorant ce qui se passait, il avait bloqué aussitôt ses freins et il n’avait pas eu tort : à cent mètres, la voie s’achevait par un butoir.
— Voilà bien notre veine, souffla Fandor à l’oreille de Juve.
Mais où sommes-nous ?
— À douze kilomètres après Arles, répondit un employé, il y a, à quinze cents mètres d’ici, je crois bien, une petite gare.
Tandis que les employés continuaient à commenter l’incident et que le chef de train courait au prochain disque pour s’efforcer de voir le signal, Juve tira Fandor en arrière.
Toujours doctoral et précis, le policier déclarait :
— Nous sommes sur une voie où nous ne devrions pas nous trouver. Pourquoi, Fandor ? Tu n’en sais peut-être rien, mais moi je m’en vais te le dire : c’est parce que notre train a été aiguillé dans une fausse direction.
— Bravo, reconnut Fandor, en feignant l’enthousiasme. C’est une découverte sensationnelle que vous venez de faire là. Jamais, Juve, vous n’avez été aussi perspicace et M. de La Palisse lui-même n’aurait pas mieux trouvé.
Mais Juve poursuivait :
— Quand on veut connaître l’origine d’un fleuve, il faut remonter à sa source, lorsqu’on veut comprendre une histoire, il faut en connaître le commencement. Viens avec moi, petit, nous allons examiner l’embranchement de cette voie de garage.
Comme ils passaient devant le wagon occupé par le député Laurans, la tête de Louppe apparut dans l’entrebâillement de la vitre :
— C’est-y qu’on est chaviré ? demanda-t-elle. Le député m’est tombé sur la tête, tout à l’heure, pendant que je roupillais. Pensez si je l’ai reçu. Il dort tout de même, mais je n’ai plus sommeil. Où c’est-y que vous allez comme ça tous les deux ?
— Prendre l’air.
— Cavalez donc pas si vite. Je viens avec vous, j’en ai ma claque, de ce wagon, il fait trop chaud, il faut que je prenne l’air aussi.
Deux secondes plus tard, Louppe, sommairement vêtue, la chevelure ébouriffée maintenue sur sa tête par une écharpe, sautait sur le ballast, manquait d’ailleurs de dégringoler et tombait dans les bras de Juve, ce qui l’empêcha de rouler.
— Eh bien, mon vieux Dubois, s’écria-t-elle, tu peux dire que tu m’as sauvé la vie. Mais c’est égal, il y en a plus d’un qui voudrait recevoir comme ça la nommée Louppe dans les bras, sur le coup de six heures du matin.
Depuis longtemps, Juve avait dépassé l’extrémité du train et voici qu’il atteignait la bifurcation.
Aucun poste d’aiguilleur ne se trouvait à proximité, on voyait simplement, à cinq cents mètres de là, les abords d’une petite gare, si bien endormie que nul encore ne s’était aperçu de l’arrêt du rapide demeuré en détresse sur la voie de garage. Comment se faisait-il que ce train eût été aiguillé de la sorte, hors de son parcours normal ?