— C’était nécessaire. Je me suis débarrassé d’eux, et j’ai campé mon personnage de « monsieur qui ne veut pas qu’on l’ennuie ». C’est toujours une chose utile. Enfin, j’ai obtenu que l’on me communique les rapports de police relatifs à l’assassinat de Norbert du Rand. Plains-toi donc, Fandor, au lieu d’avoir à nous déranger, à faire une enquête assommante, nous pouvons, rien qu’en lisant ces papiers, sans bouger de notre hôtel, nous faire une idée de la situation. Mais qu’est-ce que tu as, Fandor ?
Brusquement Fandor s’était levé.
Le journaliste s’était même levé avec tant de précipitation qu’il avait renversé la petite table pliante sur laquelle Juve dépouillait le dossier.
Puis, Fandor traversa la pièce en courant, se précipita vers le lit et fébrilement fouilla dans les premiers papiers que Juve lui avait montrés quelques minutes auparavant, qu’il avait déjà posés là.
— Qu’as-tu ? qu’as-tu, sapristi ? répétait Juve.
Fandor éclata :
— J’ai, Juve, que tous les deux nous sommes fous, saouls ou aveugles.
— Parle donc clairement, bon Dieu.
Maintenant, Fandor attirait Juve près de la fenêtre, il le forçait à regarder un document qu’il tenait devant lui :
— Juve, qu’est-ce que vous voyez-là ?
— Eh bien, la photographie du cadavre de Norbert du Rand, faite à la Morgue ?
— C’est entendu, mais là ?
Et Fandor, du bout de son crayon, pointait la photographie.
— Là ? Eh bien je vois la main gauche du cadavre ?
— Parfaitement. Et sur cette photographie-ci ?
Fandor, triomphalement, tendait à Juve un second cliché pris par les soins de la police monégasque.
— Là que voyez-vous ?
— Tu as raison, c’est bien la main droite, il n’y a pas à s’y tromper.
Et c’était en vérité une découverte ahurissante, que Fandor venait de signaler à Juve.
Les photographies qu’il tenait avaient été faites, la veille au soir.
Or, si elles représentaient, l’une la main droite de Norbert et l’autre sa main gauche, c’est qu’il était bien évident que, la veille au soir, le cadavre avait encore ses deux mains, et que, par conséquent, la main trouvée à Arles, portant la bague d’Isabelle de Guerray, n’était pas la main amputée de Norbert du Rand, comme Juve et Fandor l’avaient cru.
Dès lors, tombait déjà tout l’échafaudage d’hypothèses laborieusement construit par le journaliste et le policier.
***
— Voulez-vous me suivre, messieurs ? Monsieur le directeur sera enchanté de vous recevoir.
Il y avait cinq minutes déjà que Juve et Fandor attendaient dans le petit salon – celui-là même où, quelques jours avant, Ivan Ivanovitch avait attendu avant d’aller faire la proposition que l’on sait à la direction du Casino – et les deux amis qui trouvaient le temps long, se levèrent avec empressement.
— Viens, avait dit Juve, une demi-heure plus tôt, entraînant Fandor au Casino. Je te présenterai comme mon secrétaire, et de la sorte, nous serons deux à entendre les déclarations du directeur, et elles ne doivent pas manquer d’intérêt, ces déclarations.
Fandor, naturellement, s’était laissé convaincre, très flatté en somme.
— Monsieur Juve, déclara le directeur de la Compagnie des Bains, saluant profondément le policier et accordant un léger signe de tête à Fandor ; je suis on ne peut plus heureux de votre rapide arrivée, je ne doute pas que, grâce à vous…
Mais Juve n’aimait pas les compliments.
— Vous ne doutez pas, monsieur ? Eh bien, vous avez tort, moi je doute. Voyons : Avez-vous d’autres éléments d’enquête, concernant l’assassinat de ce monsieur Norbert du Rand, depuis que vous avez télégraphié à la Sûreté ?
— Non, monsieur Juve. Rien de nouveau. Mais enfin…
— Vous avez interrogé votre personnel ?
— Hum… Oui. Non.
— Comment ? oui et non ? Vous n’avez pas interrogé tous les croupiers ? Vous n’avez pas fait rechercher les voyageurs qui se trouvaient dans le train pris par la victime ? Vous n’avez pas fait questionner le chef de train, le chef de gare ? Mais qu’est-ce que vous attendez, monsieur ? Tout ça aurait dû être fait depuis longtemps.
— Là, protesta le Directeur, vous allez trop vite, monsieur Juve. Et le scandale ? Vous n’y songez pas ? Ici, il ne faut pas de scandale.
— Même quand il y a mort d’homme ?
— Surtout quand il y a mort d’homme.
C’était sans réplique.
Tant de fois, dans sa carrière, Juve avait été témoin des tentatives faites par certains intéressés pour entraver la marche des enquêtes judiciaires, pour étouffer les affaires criminelles, qu’à la vérité, il ne s’étonnait plus de rien, ne se donnait plus la peine de protester, se contentant tout bonnement, en de pareilles occasions, de faire son devoir, quelles que fussent les sollicitations qu’on lui adressât. Toute protestation, d’ailleurs, eût été inutile, car le directeur semblait parfaitement résolu à n’en faire qu’à sa tête.
— Monsieur Juve, expliqua-t-il un peu plus tard, nous avons tout intérêt, évidemment, à connaître le nom du meurtrier, mais nous avons beaucoup plus d’intérêt à ce qu’on oublie rapidement cet assassinat. Nous avons donc agi en conséquence.
Juve à qui Fandor souriait d’un sourire imperceptible, approuva.
Le directeur poursuivit :
— Mais vous, monsieur Juve, étant donnés les renseignements qui vous ont été transmis, étant donnés les rapports de police faits ici, n’avez-vous rien deviné ? Ne trouvez-vous pas qu’il y ait un personnage à soupçonner de préférence ?
— Hum, hum…
En présence d’une mauvaise volonté aussi flagrante, Juve ne voulut pas se découvrir. Il se contenta de vérifier, de préciser, de sonder en vue de vérification et de précision, celui qu’il avait devant lui. En vain. M. de Vaugreland se contentait de répéter le procès-verbal.
— De sorte que, conclut Juve, comme après une longue et savante période le directeur s’interrompait lui-même, de sorte qu’en l’état actuel de l’enquête, il n’y a à peu près qu’une seule chose d’à peu près sûre : Norbert du Rand a été assassiné, et volé. On ne sait rien de plus ?
— Rien de plus, non.
— Il avait bien ses deux mains ?
— Comment, ses deux mains ?
Juve allait commencer à expliquer comment Fandor et lui avaient retrouvé dans l’aiguille, près d’Arles, une main de cadavre, lorsque tout d’un coup, Fandor, qui n’avait pas soufflé mot jusque-là, s’était levé et avait ordonné brutalement :
— Silence, Juve, taisez-vous.
Juve, interdit, en eut le souffle coupé, mais Fandor déjà, passait à autre chose :
Debout, marchant sur la pointe des pieds, prenant garde à ne faire aucun bruit, le journaliste traversait le cabinet directorial, et, ne tenant aucun compte de la mine ahurie de Juve et du directeur, il s’approchait de la porte d’entrée.
— Ah çà, qu’est-ce qui te prend, Fandor, deviens-tu fou ?
Fandor devenait-il fou, en effet ?
Voilà que, brusquement, avec une rage furieuse, le journaliste s’élançait vers la porte d’entrée, empoignait le bouton, le tournait, secouait le battant avec rage.
— Fermée, hurla-t-il, j’avais bien entendu, la porte est fermée.
— Mais qu’avez-vous donc ? que se passe-t-il ?
Ils n’avaient, ni l’un ni l’autre, à espérer de réponse.
Il fallut à Fandor qui, lâchant la porte fermée, avait poussé une exclamation de rage sourde, le temps d’un éclair pour se décider.
— Quand la porte est fermée, cria-t-il, on passe par… Et le reste de sa phrase se perdit dans un bruit abominable.
Traversant encore une fois dans toute sa largeur le cabinet directorial, Fandor bousculant au passage une table surchargée de bibelots précieux qui s’écroulait avec fracas, bondit à la fenêtre, l’ouvrant d’un geste brusque, puis se penchant au dehors, jura encore et finalement enjamba la barre d’appui.
Le journaliste, à coup sûr, devait être affolé, car il ne répondit rien aux cris de Juve, qui hurlait à pleins poumons :