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— Fandor, où vas-tu ? prends garde. Fandor, Fandor !

Fandor était déjà loin.

8 – AUX FRAIS DE L’ÉTAT RUSSE

« Bon Dieu que c’est haut. Si j’avais le temps, je me paierais un vertige de premier ordre. Deux étages bien servis. On voit qu’on ne ménage pas la place dans ce pays-ci, ce ne sont pas des appartements pour soles frites ou pour culs-de-jatte que construisent les architectes de la Côte d’Azur. C’est haut de plafond. Voyons, me voici déjà à moitié route, pour peu que cela continue j’atteindrai la terre ferme sans m’être rien démoli. Aïe, aïe.

Un craquement venait de se produire :

« Bon Dieu, voilà que je fais des dégâts. Ce sont les espaliers qui se brisent comme des allumettes, on va me fourrer tout ça sur ma note… Ouais, va-t’en voir. Ni vu ni connu, je t’embrouille ; et d’ailleurs le Casino est plus riche que moi. On n’a pas idée non plus de mettre des échelles juste bonnes à supporter les papillons et les pois de senteur. Ouf ! j’y suis. Pristi que la terre est dure et basse, on aurait bien pu mettre un édredon ou de la paille au moins. Sale affaire, j’ai failli me tourner le pied. Enfin je suis en bas et qui mieux est, je l’ai vue descendre. Ne perdons pas de temps. La voilà qui s’enfuit là-bas. Pardieu, je reconnais bien la jupe rose que j’apercevais par le trou de serrure du cabinet de M. de Vaugreland…

C’était Jérôme Fandor qui monologuait ainsi, bien qu’ayant eu à se tirer d’une position des plus périlleuses, mais le journaliste, dans les circonstances les plus difficiles de la vie, faisait invariablement preuve du plus imperturbable sang-froid.

Quelques secondes auparavant, Fandor avait brusquement traversé le cabinet directorial, avait enjambé la fenêtre ouverte et s’était élancé dans le vide, au risque de se rompre les os.

Heureusement pour lui le journaliste avait bien calculé son affaire ; il savait qu’en profitant des saillies de la maçonnerie, des moulures de la façade et aussi des espaliers dressés contre celle-ci pour permettre aux plantes grimpantes de s’y attacher, il pourrait sans trop de danger, gagner rapidement le sol.

Il venait de mettre pied à terre.

Mais déjà, au coin d’une allée, disparaissait la jupe rose.

Fandor s’élança sur ses traces, peu soucieux du désordre de sa toilette, indifférent aux accrocs que comportait son vêtement, aux poussières de plâtre tombées sur ses épaules.

Fandor avait aussi égaré son chapeau, mais peu lui importait. Il se sentait sur une piste intéressante, il fallait coûte que coûte suivre les traces et ne pas se laisser distancer.

Hélas, la réalisation de ce projet était difficile. Il était trois heures et demie environ, les promeneurs se faisaient nombreux dans les allées du joli jardin qui s’étend entre l’immeuble du Casino et la terrasse de la mer. À chaque instant, Fandor était obligé de couper son élan, de faire des détours, de s’arrêter pour repartir ensuite, de se glisser entre les groupes. Parfois, il trépignait sur place, impatient, rendu furieux par la présence de quelque vieille dame ankylosée ou de quelque monsieur obèse qui l’empêchait de passer.

La jupe rose gagnait insensiblement du terrain.

Mais elle aussi devait compter avec la foule des promeneurs.

Au bout de quelques instants, Fandor pistant toujours la fugitive, atteignit une allée ombreuse et déserte. En prenant le pas de course, il ne tarderait pas à rattraper la fuyarde, gênée sans doute par sa robe à la mode : une jupe entravée.

— Bon Dieu, jura Fandor, je saurai qui c’est et pourquoi diable elle nous a enfermés.

Mais à l’instant même, Fandor, qui avait la tête baissée, poussait un cri de douleur : le journaliste chancela, faillit tomber à la renverse, cependant qu’un grognement humain retentissait en face de lui.

Fandor, instinctivement, au lieu de s’excuser, monta sur ses grands chevaux.

— Bougre d’imbécile, vous ne pourriez pas faire attention.

Le journaliste était en face d’un homme contre la poitrine duquel il venait de se heurter. C’était un gaillard robuste et bien planté, large d’épaules, au visage embroussaillé d’une grande barbe, aux yeux clairs, à la chevelure noire.

— Imbécile vous-même, dit le barbu quelque peu estomaqué.

Fandor n’avait pas de temps à perdre, il contourna le fâcheux promeneur, s’efforçant de passer à sa droite. Mais l’homme, nullement apaisé pour autant, rattrapa Fandor par le bras :

— S’il vous plaît, monsieur, un instant.

Fandor s’efforçait vainement de se dégager :

— Idiot, crétin, cria-t-il, furieux, lâchez-moi. Vous voyez bien que je poursuis quelqu’un.

— Ça m’est bien égal, répondit l’interlocuteur, vous êtes un malotru, vous méritez un châtiment, je vous enverrai mes deux témoins.

— À votre aise, répondit le journaliste, je m’appelle Jérôme Fandor, et je demeure à l’hôtel.

Mais Fandor s’arrêta, interdit. Le personnage qui le gênait ainsi venait de se nommer aussi, et dès lors, Fandor le considéra stupéfait, ouvrant de grands yeux ahuris :

L’homme avait dit, en effet :

— Je suis le commandant Ivan Ivanovitch.

— Ah bah, fit-il, ah c’est vous ! Ah par exemple ! Eh bien, ça n’est pas banal. Mais peu importe, nous nous retrouverons tout à l’heure. Pour le moment, je file.

Le journaliste, toujours maintenu par la manche, décochait un coup de poing à l’officier pour se faire lâcher, mais le Russe ne broncha pas.

— Qu’avez-vous donc à poursuivre cette jeune fille ?

— Cette jeune fille, répliqua Fandor, quelle jeune fille ?

— Parbleu, fit l’officier, Mademoiselle Denise.

Une fois encore Fandor demeura interdit :

— Ah, c’est mademoiselle qui… que… la jupe rose là-bas, c’est Mademoiselle Denise ?

— Dame, vous le savez bien, je suppose, puisque vous courez après elle comme un fou ?

— Nom de Dieu, voulez-vous oui ou non me lâcher ? hurla Fandor au comble de l’exaspération.

Le journaliste trépigna sur place.

Malgré sa situation précaire, incompréhensible, les pensées se pressaient en foule dans son esprit. Décidément les événements le servaient, et en l’espace de quelques instants il venait de faire deux rencontres de la plus haute importance.

L’officier russe d’abord, cet Ivan Ivanovitch, dont l’attitude mystérieuse et le rôle dans les histoires confuses survenues à Monaco avaient déterminé son départ de Paris, puis cette jeune fille non moins mystérieuse, qui, quelques instants auparavant l’avait enfermé, lui, Fandor, dans le cabinet de M. de Vaugreland, avec Juve.

Le journaliste, édifié désormais, était moins pressé de courir après la jeune fille. Il savait le nom de la fugitive et la retrouverait sans peine.

Fandor abandonnait donc son projet de poursuivre immédiatement l’énigmatique personne, mais en revanche il éprouvait une violente colère à l’égard de l’officier russe qui, non seulement l’avait interrompu dans sa poursuite, mais encore le brutalisait sérieusement.

— Parbleu, se dit Fandor, il ne faut pas que je me laisse faire par ce moujik. S’il est plus fort, tâchons d’être plus malin. Payons d’audace.

Le Russe ne lâchait pas le brave Fandor, mais Fandor, à charge de revanche appréhendait l’officier par son vêtement.

— Permettez, fit-il d’une voix autoritaire, M. Ivan Ivanovitch, j’éprouve le très vif désir de m’expliquer avec vous, et cela immédiatement.

— Où donc, monsieur ?

— Au poste de police.

— Soit… De la sorte vous laisserez peut-être Mademoiselle Denise tranquille.

« Tiens, pensa Fandor, on dirait que ça l’intéresse.

Et tout haut :

— Mademoiselle Denise, je saurai bien où la retrouver par la suite, allons, monsieur.

Toutefois, au moment de mettre son projet à exécution, Fandor se sentait très gêné d’aller avec l’officier au poste de police, car le journaliste ignorait totalement l’endroit où se trouvait le bureau du commissaire.

Le Russe toutefois avait rebroussé chemin et entraînait Fandor par un petit sentier.

— Laissons-nous conduire, se dit Fandor, le Russe sait peut-être après tout où se trouve l’endroit où je veux l’amener.