— Son nom, fit-elle, le nom de cet homme, à la poursuite duquel vous m’avez arrachée ?
L’officier se recueillit un instant, regarda Denise dans les yeux bien franchement pour savoir quelle serait l’impression que lui produirait la révélation qu’il allait faire :
— Cet homme, déclara-t-il, m’a dit s’appeler Jérôme Fandor.
Certes le nom du journaliste, célèbre dans bien des milieux, ne disait rien, ou peu de chose, à l’officier russe, mais il pensait que peut-être Denise éprouverait quelque émotion en l’apprenant.
Ou il se trompait, ou sa mystérieuse interlocutrice était experte en l’art de dissimuler, car à l’énonciation du nom de Jérôme Fandor, pas un muscle de son charmant visage ne tressaillit.
— Ivan Ivanovitch ? dit doucement Denise.
— À vos ordres, mademoiselle.
— Ivan Ivanovitch, j’ai un service à vous demander. Un grand service qu’il faut me rendre, absolument, entendez-vous ?
— À vos ordres.
— Ivan Ivanovitch, reprit la jeune fille, d’une voix aussi nette que possible, je veux que ce soir vous conduisiez ici M. Jérôme Fandor. À quelle heure vos marins le ramèneront-ils à terre ?
— À dix heures précises, mademoiselle. Nous pouvons être à dix heures et quart ici. De gré ou de force, je vous l’amènerai.
— Je crois, Ivan Ivanovitch que la force ne sera pas nécessaire. Dites-lui simplement que M lleDenise désire lui parler.
9 – ENCORE LA MAIN COUPÉE
Tandis que Fandor s’enfuyait dans les jardins du Casino de Monte-Carlo, Juve demeurait en tête à tête avec M. de Vaugreland.
Juve, une seconde, demeura au milieu de la pièce, n’osant tenter un geste.
Bientôt cependant, son caractère emporté reprit le dessus :
— Ah, sacré nom, jura Juve.
Et en même temps, à l’exemple de Fandor, le policier bondit à la porte. La porte était fermée, bien fermée, on l’avait sans nul doute fermée de l’extérieur.
Juve retraversa la pièce et, comme Fandor, allait bondir à la fenêtre. Or, au moment précis où le policier passait devant le bureau de M. de Vaugreland, celui-ci à son tour sortit de l’hébétement où l’avait plongé la fuite inopinée du journaliste.
Et voyant que Juve se dirigeait vers la fenêtre, redoutant à juste titre que le policier disparût, comme avait disparu Fandor, sans lui donner le moindre renseignement, M. de Vaugreland voulut s’élancer, le saisir par le bras, l’empêcher d’enjamber la barre d’appui.
Mais le directeur était à ce moment debout derrière son bureau, c’était donc par-dessus le meuble qu’il se pencha pour saisir Juve, il ne put empoigner le policier que par les basques.
Or, si Juve était pressé de rejoindre Fandor, le policier ne perdait pas, toutefois, ses habituelles qualités de sang-froid et de raisonnement :
— Pour être parti de si extraordinaire façon, songeait Juve à cette seconde, il faut que Fandor ait eu un motif grave. Qui dit motif grave dit motif dangereux, méfions-nous.
Et Juve, au moment même où le directeur du Casino l’empoignait, avait tiré de sa poche son revolver, à tout hasard.
Voir subitement disparaître par la fenêtre de son cabinet un personnage qui s’est donné comme le secrétaire d’un policier, voir ensuite ce policier se précipiter comme un fou sur la porte fermée, vers une fenêtre ouverte, essayer de l’attraper au passage, lui voir brandir un revolver, il y avait là, évidemment de quoi surprendre même un homme peu émotif.
Juve avait à peine pris son revolver en main que M. de Vaugreland, effrayé par l’apparition de cette arme, se rejetait violemment en arrière, fiévreusement ouvrait l’un des tiroirs de son bureau, un tiroir où par prudence, il gardait toujours à portée de sa main son propre revolver.
Juve, pendant ce temps, hurlait :
— Lâchez-moi, lâchez-moi, car Vaugreland continuait de le retenir par les basques.
Mais Juve avait à peine eu le temps d’arracher le pan de son habit des mains du directeur et de bondir vers la fenêtre, qu’au lieu de l’enjamber brusquement, il s’arrêtait, se retournait vers le bureau directorial, interrogeant à son tour, d’une voix hagarde :
— Allons bon, qu’est-ce qu’il y a encore ? Mais répondez.
Le directeur en effet, venait de pousser un cri, plus qu’un cri, un hurlement, un hurlement épouvantable, le hurlement d’un homme au comble de la stupeur, au comble de l’effroi. Le directeur du Casino se trouvait dans une attitude étrange.
Il s’était rejeté en arrière, contre le mur, et les deux mains tendues en avant, blême, décomposé, il répétait en haletant :
— Là, là, oh mon Dieu. Regardez.
Comprenant que M. de Vaugreland était hors d’état de le renseigner et haussant les épaules, Juve se précipita vers le bureau.
— Et bien quoi ? Qu’est-ce que…
Mais il n’en dit pas plus long.
À son tour, il pâlit. À son tour il devint blême, interdit, ne sachant que penser.
Pour prendre son revolver, dans le sentiment qu’il allait avoir à se défendre contre Juve, M. de Vaugreland avait ouvert le premier tiroir de son bureau-ministre. Il renfermait, outre cette arme, du papier blanc.
Or, Juve voyait, se détachant sur ce papier blanc, une main humaine, une main amputée, une main à la chair violacée, aux doigts crispés, à demi momifiés.
Comment cette main était-elle là ?
Quel macabre mystificateur avait pu trouver moyen de glisser dans le tiroir cette pièce anatomique ?
Tandis que M. de Vaugreland, à bout de nerfs, se laissait tomber sur un siège, Juve, en dépit de son propre émoi, examina de plus près la main du mort :
— C’est une main gauche. Dans l’aiguillage d’Arles, Fandor et moi, nous avons retrouvé une main droite. Dois-je conclure qu’elle provient du même cadavre ?
Juve, bientôt se redressa. À la vérité, le policier, déjà, avait retrouvé tout son calme, déjà surtout, se sentait l’esprit traversé d’un soupçon.
S’éloignant du meuble où il venait de faire cette découverte sinistre, Juve s’approcha du directeur.
— Monsieur de Vaugreland, fit-il, d’une voix sifflante et impérieuse, voilà qui va singulièrement compliquer notre enquête. Je vous le disais tout à l’heure : dans le train, où nous nous trouvions, mon secrétaire et moi, nous avons découvert à la suite d’un accident, une main de mort. Aujourd’hui, dans votre propre bureau, je trouve une autre main de mort. Comment expliquez-vous cela ?
— Co… Comment… j’ex… plique ?…
— Il faudrait pourtant que vous trouviez moyen de me répondre. Secouez-vous, que diable, cette main ne va pas vous étrangler. Vous vous conduisez comme une femme. Voyons ? Êtes-vous plus calme ?
M. de Vaugreland, toujours livide, hocha la tête affirmativement, essayant de prendre sur lui.
— Alors, continuait Juve, renseignez-moi. Ce bureau, c’est bien votre bureau personnel ?
— Sans doute.
— D’autres personnes que vous peuvent-elles y travailler ?
— Non, aucune.
— Est-ce que vous fermez ce tiroir à clef, d’ordinaire ?
— Toujours.
— Quand l’avez-vous ouvert pour la dernière fois ?
— Mais, hier soir, je pense.
— De sorte que cette macabre trouvaille reste pour vous un mystère ?
— Oh, un mystère.
— Monsieur de Vaugreland, vous devez bien imaginer quelque chose ? former une hypothèse ? je suis chez vous en ce moment, vous connaissez mieux que moi les personnes qui sont susceptibles de pénétrer dans cette pièce, et par conséquent…
— Mais qu’a donc vu votre secrétaire ? peut-être est-ce que…
— Vous avez raison.
Alors, Juve, en une seconde, se décida :
— Vous, cria-t-il, sans façon à M. de Vaugreland, ne bougez pas d’ici que je ne sois revenu. Je vais chercher Fandor.
Et, pour la seconde fois, Juve se dirigea vers la fenêtre dont il enjamba la barre d’appui.
Malheureusement, si Fandor avait pu sauter dans les jardins du Casino, usant de toute son habileté de gymnaste consommé, l’entreprise n’était plus possible pour Juve.