La célèbre demi-mondaine réunissait ce soir-là une quinzaine de personnes environ appartenant à tous les milieux.
Il y avait l’inévitable comte de Massepiau, comte authentique peut-être, mais pique-assiette certain, que l’on trouvait partout où l’on donnait à manger.
Le diplomate Paraday-Paradou figurait aussi parmi les invités.
Pour la circonstance, le vieux beau avait remplacé la rosette multicolore qu’il portait ordinairement à sa boutonnière par une cravate de commandeur d’un ordre étranger que l’on eût pris pour la Légion d’honneur, n’eût été un mince filet vert faufilé dans le rouge.
Il y avait encore le député Laurans, quelques jeunes gens connus d’Isabelle de Guerray autour des tables de roulette et, à un moment donné, le maître d’hôtel avait annoncé :
— Le Signor Mario Isolino.
Isolino était plus pommadé que jamais, plus rampant qu’à son ordinaire et vêtu avec la dernière recherche selon les règles du plus parfait mauvais goût.
Côté femmes, toutes très élégantes, surchargées de dentelles et de bijoux, Conchita Conchas qui, s’éventant derrière un large éventail espagnol, n’avait pas quitté des yeux la porte d’entrée jusqu’au moment où le grand sec M. Héberlauf était entré timidement, rasant les murs, très gêné.
Daisy Kissmi, à jeun à cette heure, était charmante dans une robe très simple, et enfin la petite Louppe allait et venait dans le salon, passant d’un coin de table à un bras de fauteuil, caquetant avec tous et troublant de ses éclats de rire et de ses gestes désordonnés le silence des invités attendant le moment de se mettre à table.
Quant à la maîtresse de maison, avec beaucoup de grâce, elle recevait les hommages de ses hôtes.
Et à en juger par l’attitude des convives on ne se serait certainement pas cru l’invité d’une personne chez qui se nouaient les plus faciles intrigues, les amours les moins durables, mais plutôt dans un salon du faubourg Saint-Germain.
Toutefois, ces attitudes ne devaient pas tarder à changer : dès le commencement du dîner, et sitôt l’absorption des premiers vins, les langues se délièrent.
Les intimités s’affirmèrent et du langage châtié que l’on observait jusqu’alors on en vint rapidement aux propos les plus libres.
Louppe avait déchaîné une tempête de rires en allant plonger délibérément sa main délicate et menue dans le saladier et en se servant de la sorte avec la fourchette du père Adam… « la plus commode de toutes », disait-elle, « et qui en outre a cet avantage », poursuivait l’espiègle jeune femme, « que certains invités peuvent sans inconvénient la mettre dans leur poche à la fin du dîner. »
Conchita Conchas avait suivi le mouvement, elle ne se gênait pas pour boire dans le verre de l’austère M. Héberlauf, auquel le champagne montait à la tête et qui s’évertuait à pincer les genoux de sa voisine sans souci du qu’en-dira-t-on,
Daisy Kissmi, à qui on avait apporté une bouteille de whisky, était déjà un peu grise et appuyant volontiers sa jolie tête blonde sur l’épaule de son voisin, le signor Isolino, elle ne craignait pas de lui dire, dans son pittoresque jargon anglo-français, que jamais elle n’avait connu ni aimé un homme aussi distingué que lui.
Juve, traité comme un invité de marque et qui passait pour un bourgeois cossu, était à droite de la maîtresse de maison, laquelle d’ailleurs, après lui avoir fait mille amabilités, l’engageait, dès les hors-d’œuvre, à lui préciser son nom par écrit afin qu’elle puisse s’en souvenir et le recevoir en tête à tête quand il lui plairait de venir.
Juve, toutefois, s’il avait eu des vues sur Isabelle de Guerray, aurait été concurrencé dans ses entreprises par le voisin de gauche de la maîtresse de maison.
Celui-ci n’était autre qu’un certain caissier du casino, M. Louis Meynan, petit homme sec et terre à terre qui appréciait la bonne chère et le bon vin.
À la fin du dîner, à part Juve, tous les convives étaient gris.
Lorsqu’on se leva de table, ce fut un titubement général. La salle à manger donnait l’impression d’un salon de paquebot qui serait agité par un tangage violent. Au cours du repas Juve avait constaté :
1° Le flirt très sérieux et « pour le bon motif » de sa voisine et du caissier ; 2° la réunion prochaine dans une intimité très amoureuse de deux personnages fort différents l’un de l’autre, Conchita Conchas et l’austère Héberlauf ; 3° les attitudes du signor Mario Isolino, personnage qui lui paraissait de plus en plus répugnant et suspect.
Isabelle de Guerray avait fait servir le café et les liqueurs dans une élégante véranda qui s’ouvrait sur le parc et là, dans la fumée bleue des cigares qui montait à la toiture vitrée, c’était le délassement des esprits, l’échange des plaisanteries faciles et des privautés.
Mais soudain, on entendait à l’entrée du jardin d’hiver quelques hoquets pénibles et significatifs.
On s’empressa de voir ce dont il s’agissait.
Le député Laurans s’était à demi renversé dans une bergère d’osier, effroyablement ivre, il suffoquait.
— Qu’est-ce qu’il tient comme cuite, murmura Louppe en affectant un air scandalisé, cependant qu’une seconde après, elle riait aux éclats en voyant Daisy Kissmi surexcitée, elle, par l’alcool, esquisser les pas d’une danse, trébuchante et lascive qui s’achevait par une chute, involontaire peut-être, mais fort opportune en tous cas, dans les bras du signor Mario Isolino.
— De l’eau, de l’eau, gémissait le député.
Isabelle de Guerray transmit le désir de Laurans aux domestiques qui desservaient dans la salle à manger.
L’un d’eux revint quelques secondes après, porteur d’un grand verre rempli jusqu’au bord.
Mais il eut quelque peine à s’approcher du député que les convives entouraient avec une curiosité malsaine et amusée. Juve se tenait au premier rang des spectateurs de ce banal spectacle.
Quelqu’un lui fit un signe en le poussant du coude… le verre passait de mains en mains. Juve le prit, le tendit au député qui, d’un geste vacillant le porta goulûment à ses lèvres.
Laurans le vida d’un trait, mais brusquement il le lâcha et tandis que le verre venait se briser sur le sol, le député se dressait tout droit, battait l’air de ses grands bras, faisait une profonde aspiration, puis tombait raide en avant sur le nez.
— Ah, nom de Dieu, cria Louppe, sûr qu’il vient d’avoir une attaque.
On s’empressa à relever le malheureux.
Lorsqu’on vit son visage, celui-ci était affreux : yeux révulsés, bouche ouverte toute enflée, d’où sortait une bave jaunâtre. De grosses gouttes de sueur perlaient au front, sur la nuque.
— Mais il est malade, très malade, s’écria quelqu’un, étendez-le, donnez-lui des sels, qu’on aille chercher un médecin.
— Un médecin, oui, un médecin, répéta Isabelle de Guerray affolée, mais je n’en connais pas, qui connaît l’adresse d’un médecin ?
Nul ne put répondre.
Le comte de Massepiau eut une inspiration :
— Le téléphone, madame, demanda-t-il à Isabelle, avez-vous le téléphone ?
Plusieurs familiers de la maison lui indiquèrent le petit boudoir particulier de la demi-mondaine où se trouvait l’appareil.
Massepiau cherchait dans l’annuaire, découvrit une adresse.
— Le docteur Hanriot, allo, allo, il est là ? Ah, c’est vous, docteur, vous seriez bien aimable de venir. Un accident, un évanouissement subit. Chez Madame Isabelle de Guerray. Oui, merci. À tout à l’heure.
Le policier, sans être remarqué, se penchait à terre, se mettait à genoux sur le sol, à l’endroit même où le verre s’était brisé en mille morceaux. Il en ramassa quelques parcelles, passa le pouce sur les parois intérieures, flaira son doigt :
— Ah, bougre de bougre, grommela Juve, quelle effroyable méprise.
Le policier, du premier coup, avait reconnu, en effet, que ce n’était pas un verre d’eau que l’on avait donné au député, mais bien un énorme verre de kirsch.
Juve, à part soi, se maudissait de n’avoir pas pu prévenir ce fâcheux incident. Mais il était si loin de s’attendre à une erreur pareille.