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Le policier, pendant qu’on baignait de vinaigre le visage du malheureux toujours inanimé, avait couru à la salle a manger, affectant un calme qui était bien contraire à ses pensées intimes.

Il s’efforçait d’obtenir des serviteurs un renseignement quelconque, qui lui permît de savoir lequel d’entre eux avait versé ce verre et, par suite, à qui incombait la responsabilité première de l’accident.

Juve n’obtenait que de vagues réponses de la part de gens qui semblaient surtout pressés de terminer leur service et de s’en aller.

Ce n’étaient pas les domestiques habituels d’Isabelle de Guerray, mais bien des « extras » fournis par le traiteur, en même temps que le dîner.

Juve, toutefois allait insister encore pour savoir, lorsqu’il entendit un murmure dans la véranda voisine.

C’était le médecin qui arrivait.

On l’accueillit avec une évidente satisfaction.

Le docteur Hanriot, homme d’un certain âge, au visage renfrogné, couvert d’une longue barbe blanche et sur le nez duquel chevauchait un binocle, s’approchait lentement du malheureux Laurans, toujours inerte.

Il écouta le cœur. Avec des gestes lents et précautionneux, il palpa l’abdomen, s’efforça de faire jouer les articulations. Après avoir un instant scruté le visage, il considéra les yeux qui apparaissaient tout blancs dans la fente des paupières, et laissa retomber la tête sur le coussin qui la soutenait.

— Madame Isabelle de Guerray, dit-il, je voudrais vous dire un mot.

« À vous seule, ajouta-t-il, alors que tous les convives s’empressaient autour de lui.

Ceux-ci, en présence d’une intention aussi nettement formulée, marquèrent un mouvement d’hésitation.

Juve, néanmoins, fendit la foule pour se rapprocher du médecin et de la demi-mondaine.

Il avait à communiquer le résultat de sa découverte qui, évidemment, intéressait le docteur. Mais à sa grande surprise, comme il atteignait l’extrémité de la véranda, il vit Isabelle de Guerray revenir toute seule.

La malheureuse femme avait les traits complètement décomposés :

— Laurans est mort, paraît-il, le docteur vient de me l’affirmer.

— Le docteur, fit Juve, mais où est-il donc ?

Isabelle, d’un geste las, désignait l’extrémité du jardin. Juve aperçut, en effet, le taxi-auto qui avait amené le praticien démarrer rapidement, cependant qu’un claquement sec de la portière annonçait que le client venait de remonter dans son véhicule.

Juve demeura perplexe :

— Eh bien, grommela-t-il, voilà un médecin pressé. Sa visite et ses constatations n’ont pas duré quarante secondes.

Juve, instinctivement, allait s’efforcer de rappeler le praticien lorsqu’il entendit des cris de stupeur qui provenaient de l’intérieur de la maison.

Juve rentra au salon où la foule à nouveau s’empressait.

Cette fois, il devint horriblement pale :

— Ah ça ! nom de Dieu ! murmura-t-il, mais que se passe-t-il donc ?

Il se passait qu’un homme d’une quarantaine d’années environ, à l’aspect correct et distingué, venait de se faire annoncer.

Au comte de Massepiau, qui le considérait avec des yeux atterrés, il disait à haute et intelligible voix :

— On m’a téléphoné tout à l’heure de venir d’urgence… je suis le docteur Hanriot.

Juve se précipitait sur lui et sans la moindre vergogne l’empoignant par les revers de sa jaquette, il l’attirait à lui :

— Vous êtes le docteur Hanriot ?

— Eh bien oui, monsieur, que signifie ?…

Le docteur, en effet, semblait abasourdi de l’extraordinaire brusquerie de Juve.

Le policier s’en rendit compte. Il lâcha le médecin, balbutia des excuses, ne comprenant plus… ou plutôt redoutant de comprendre.

Dans les salons, en effet, tout autour de lui montait comme un murmure confus. On discutait avec passion, avec effroi, sur l’incident qui venait de se produire.

Quel était encore ce quiproquo ? Deux médecins au lieu d’un, que voulait dire cette histoire ?

Et pendant ce temps-là ce pauvre Laurans restait toujours étendu, rigide, immobile sur sa chaise longue, d’osier, à l’entrée de la véranda.

Le docteur Hanriot, auquel on posait mille questions à la fois, que l’on attirait dans un sens, puis dans l’autre, qui se sentait ballotté par une foule incohérente et à moitié ivre, commençait à s’énerver singulièrement ; il avait l’impression d’être tombé dans une maison de fous.

En vain, cherchait-il des yeux quelqu’un ayant une apparence normale pour s’expliquer avec lui.

Il avisait à nouveau Juve et l’appréhendant à son tour par le bras :

— Enfin, monsieur, disait-il d’une voix courroucée, voulez-vous m’expliquer ce que signifie cette convocation ? Si c’est une plaisanterie…

— Ah, fichtre non, interrompit Juve, ça n’en est pas une…

Et le policier, brusquement, s’arrachait à l’interrogatoire du docteur. Un cri strident venait de retentir. Juve bondit. Il se heurta à Louppe qui venait de pousser ce cri.

L’espiègle enfant n’avait plus le sourire. :

— Vous ne savez pas, gémit-elle en apercevant Juve, voilà qui est plus fort que tout.

— Quoi ?

— Eh bien, figurez-vous qu’on a volé Laurans. Il avait son portefeuille bourré de galette dans la poche gauche de son habit. Venez voir.

Pas de doute. Non seulement la poche du vêtement était vide, ce qui peut-être n’aurait rien prouvé, mais encore le vêtement portait trace de sections nettes faites, selon toute apparence, avec un objet coupant, ciseaux, rasoir.

Brusquement, Juve vit clair dans ce qui venait de se passer.

Parbleu, il n’y avait pas moyen de s’illusionner, le malheureux Laurans venait d’être victime d’un attentat, d’un assassinat. Le coup avait été prémédité. Le meurtrier devait être aux aguets. Il devait pister sa victime. Il avait profité de l’incident du verre d’eau auquel il avait substitué, mais peut-être à son insu, un verre de kirsch. C’était le meurtrier, le voleur qui, au courant de l’appel téléphonique, avait eu l’audace de se donner pour le médecin sous prétexte de constater l’état du malade, qu’il avait audacieusement dépouillé. La fuite rapide de ce pseudo homme de l’art en constituait assurément la meilleure preuve. Remettant à plus tard le soin de débrouiller cette mystérieuse affaire, Juve s’élança dans le jardin, courut à la grille de l’avenue devant laquelle s’était arrêté le taxi-auto. Il avait plu, une heure plus tôt, et dans le sable du chemin les traces des roues du véhicule restaient nettement marquées. Juve se précipita sur ces traces dans l’allée sombre qu’éclairait à peine de distance en distance la lueur tremblotante de quelques ampoules électriques. Juve songeait. Sous ses yeux, devant lui, on venait de commettre un crime, un crime épouvantable, un crime conçu avec une audace et une témérité inouïes et il ne s’était douté de rien. Quel pouvait être le criminel assez insensé pour procéder de la sorte, surtout que Juve était là et certainement il ne devait pas l’ignorer ? Le policier, encore qu’il ne voulût pas se laisser prendre à ses propres pressentiments, avait malgré lui cette impression nette et précise qu’un seul être au monde était capable de cette audace, de ce sang-froid.

Juve revint sur ses pas, retrouva les sillons des pneumatiques et ceux-ci l’orientaient dans une avenue dont il découvrit le nom sur la plaque indicatrice : « Avenue des Rosiers ».

— Tiens, remarqua Juve, c’est ici que demeure le couple Héberlauf, c’est en face de leur habitation que se trouve la villa de Conchita Conchas.

Le policier avança en courant, suivant l’avenue. Au loin, quelques rumeurs… le taxi-auto poursuivi s’était-il arrêté ?

Ah, si Juve avait cette chance. Il possédait assez d’audace et de volonté pour ne pas tarder à éclaircir le mystère, à démasquer le coupable, quel qu’il fût.

Mais brusquement Juve reçut un coup violent sur le front et tomba en arrière. Le policier se releva avec une agilité surprenante : il était trop au courant des mœurs des bandits pour ne pas reconnaître l’attaque dont il venait d’être victime. En même temps qu’on le frappait au front on lui assenait un coup dans les reins et Juve n’ignorait pas que c’était tout simplement « le coup du père François » qu’on venait de lui faire. Juve savait la parade. Juve se releva, décocha au hasard, dans l’obscurité, un coup de poing qui sonna sur une poitrine.