Mais, à ce moment précis, une balle lui sifflait aux oreilles. Des bruits de pas se firent entendre de tous côtés.
Dans un geste plus prompt que l’éclair, Juve prit lui aussi son browning, l’arma d’un coup sec, cependant que de la main gauche il appuyait sur le bouton de sa lampe électrique et envoyait un faisceau de lumière tout autour de lui.
Juve, en dépit de son courage, éprouva une violente émotion. Il était cerné par une demi-douzaine d’individus armés de gourdins, de revolvers, de couteaux. Évidemment, Juve venait de tomber dans un guet-apens :
— Au secours, hurla-t-il et, en même temps, brusquement il fonçait.
À la lueur de sa lampe électrique, Juve avait bien cru reconnaître quelqu’un, et ce quelqu’un n’était autre qu’un homme à la grande barbe noire.
Au cri de Juve avait répondu un autre cri qui remplit d’aise le policier.
— Tenez bon, Juve, on vient, avait crié une voix, celle de Fandor.
Les balles crépitaient. Des cris, des grondements. Puis, brusquement, comme si les bandits avaient reconnu la partie inégale, car s’ils avaient pour eux le nombre ils n’avaient pas le courage, l’attaque faiblissait. Coup de sifflet, chef invisible, galop effréné, disparition.
Juve et Fandor restaient victorieux, et ils avaient un prisonnier, un otage.
En l’espace d’une seconde, ils le garrottèrent étroitement. L’homme, d’ailleurs, se laissa faire : il gémissait doucement, balbutiait des excuses, sollicitait l’indulgence et cela d’une voix qui n’était pas inconnue du policier et du journaliste.
Juve, dans la bagarre, avait perdu sa lampe électrique mais, aidé de son ami, il entraîna le prisonnier sous un bec de gaz… et ils le reconnurent : Bouzille.
Que faisait là, Bouzille ?
Mais Juve et Fandor avaient mille autres choses à se dire. Ils venaient d’échapper à des dangers terribles. Quel pouvait être l’organisateur de cette agression ?
Juve, sans préambule, tout en étreignant les mains de Fandor, formula sa pensée : le visage de l’homme à la barbe noire qu’il avait aperçu lui revint à l’esprit comme un obsédant souvenir. Il hurla :
— Fandor, je sais qui c’est. C’est Ivan Ivanovitch, c’est le Russe qui nous en veut ; tout à l’heure il a failli me tuer.
Mais, à la grande stupéfaction du policier, son ami Fandor protesta de la façon la plus énergique :
— Juve, Juve, ne dites pas cela. C’est tout le contraire. Si je suis là, si vous êtes sain et sauf, c’est parce qu’Ivan Ivanovitch s’est battu comme un lion contre les bandits qui nous attaquaient.
11 – « MENDIANT RICHE »
— Et Bouzille, Juve, qu’allons-nous en faire ?
— Bouzille ? Parbleu, nous allons tâcher de le faire parler.
— Bouzille, expliqua Juve, vous comprenez toute la gravité des événements ? Vous saisissez dans quelle funeste situation vous vous trouvez en ce moment ?
— Oui, je saisis tout cela, monsieur Juve, et surtout que je vais attraper des rhumatismes si vous ne me permettez pas de m’en aller au plus vite. L’air du soir ne me vaut rien.
— Trêve de stupidités, Bouzille, laissez de côté l’air du soir. Savez-vous que votre affaire est bonne ? Je viens de vous prendre sur le fait : attaque à main armée. Eh, eh, Bouzille, il me semble qu’autrefois, nous nous contentions de peccadilles. Qu’est-ce qui vous a donc pris de vous associer à de véritables bandits ?
— Peuh, fit Bouzille, l’herbe tendre, le diable me poussant, Monsieur Juve, faut pas être trop sévère, les temps sont durs pour le pauvre monde, et j’ai beau être mendiant riche…
— Mendiant riche ?
— Ma foi, Juve, expliquait Fandor, j’avais oublié, de vous raconter tous les projets de mon ami Bouzille. Un jour il m’a confié qu’il en avait assez de travailler, qu’il entendait prendre « ses retraites ouvrières », je vous cite ses propres expressions, et qu’en conséquence, il allait se rendre à Monaco, pour s’y établir mendiant, parce qu’il estimait que c’était une excellente chose que de mendier dans un pays cossu où, fatalement, l’on devait devenir rapidement mendiant riche. En somme, Bouzille a tenu parole.
— Mais oui, monsieur Juve, c’est très exactement comme vous le dit M. Fandor. C’est toujours eu égard à mes rhumatismes que je suis venu m’installer ici. Il fait trop froid à Paris. Le médecin me conseille la Côte d’Azur. Seulement, sûr que je vais crever si vous me laissez là sur l’herbe humide, au lieu de m’emmener gentiment.
— En prison, Bouzille ?
— Mais non, monsieur Juve. J’ai fait mon temps, que diable, j’en ai bouffé plus que ma part, de la prison. Vous pouvez bien être indulgent. D’abord, venez donc plutôt boire un verre chez moi.
— Où diable habitez-vous ?
— Pour le savoir, monsieur Juve, le mieux c’est d’y venir et après cela, dame, comme je vous aurai hospitalisé, faudra bien que vous me laissiez en paix et que vous me laissiez aussi continuer mes petites industries. Après tout, c’est des bricoles, ce que vous me reprochez ?
— Marchez devant, alors, nous allons vous suivre. Mais pas de bêtises, Bouzille ? Si jamais vous vouliez jouer la fille de l’air…
— C’est entendu, monsieur Juve, vous, vous battriez le rappel.
***
Bouzille, de son pas trottinant, s’en allait maintenant au long de la grand-route, dans la direction de la falaise.
Juve et Fandor suivaient, et tous deux, une fois encore, n’étaient guère rassurés.
— Eh bien, Fandor ?
— Eh bien quoi, Juve ?
— Sais-tu que cet Ivan Ivanovitch m’a l’air d’un curieux individu, pour ne pas dire d’une crapule finie.
— Ivan Ivanovitch ? ah ça ! vous n’êtes donc pas convaincu, Juve ? lui, une crapule ? Quand il a fait le coup de feu avec nous ?
— Avec nous ? Contre nous, veux-tu dire ? Il m’a raté de près, le bougre. Un peu plus, j’étais bel et bien dans sa ligne de tir.
— Ivan Ivanovitch a tiré sur vous, Juve ? Mais, mon excellent ami, vous déraisonnez complètement. J’étais tout le temps, au cours de l’affaire, à côté d’Ivan Ivanovitch, ce n’est pas sur vous qu’il tirait, bon sang, c’était sur nos agresseurs.
— Sur nos agresseurs ? Ouiche, tu vas bien, Fandor. Sa balle m’a frôlé et j’ai parfaitement vu qu’il me visait.
— Mais jamais de la vie.
— Je t’en donne ma parole.
— Juve, vous vous trompez.
— Fandor tu es dans la plus complète erreur. Ivan Ivanovitch est une crapule.
… Ils auraient peut-être continué longtemps à discuter la nature de l’intervention du commandant du Skobeleffs’ils n’avaient été interrompus par Bouzille.
Bouzille, d’un geste large, venait de se découvrir et s’étant arrêté, ordonnait avec une pompeuse dignité :
— Si ces messieurs veulent entrer dans mon humble chez moi, qu’ils soient les bienvenus. Toute la maison de Bouzille est à la disposition de ses amis, Juve et Fandor.
On ne pouvait en vérité, mieux dire.
Malheureusement, si Bouzille usait à l’égard de Fandor et de Juve d’une urbanité complète, les deux amis devaient convenir qu’un peu d’obscurité subsistait dans ses discours…
Bouzille les priait d’entrer « chez lui », mais quelle était la demeure de Bouzille ?
À sa suite, Fandor et Juve étaient sortis de Monaco, se dirigeant vers la campagne. Maintenant, ils venaient d’atteindre une sorte de petite carrière abandonnée, creusée à même la falaise, et de quelque côté que les deux amis pussent se retourner, ils n’apercevaient, en vérité, aucune maison, aucune demeure, pas même une cabane.
— Bouzille, déclara Fandor d’un ton sérieux, c’est très gentil de plaisanter, mais il ne faudrait pourtant pas vous amuser à vous moquer de nous. Où habitez-vous ? En plein champ ?
Bouzille qui s’était recouvert, hochait le chef, avec une imposante gravité :