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Juve n’avait pas le temps de réfléchir à ce qu’il venait d’apprendre, car, à la vérité, toute son attention se concentrait maintenant non plus sur le Bedeau causant avec Mario, mais bien sur Bouzille, qui venait d’être rejoint par un inconnu glabre, de haute taille, qui, doucement, glissait de l’argent dans la main du chemineau.

— Regarde, Fandor, souffla Juve. Voilà que Bouzille reçoit sa paye, ah, du diable si nous saurons jamais, qui avait commandé à ces apaches de surveiller la maison Héberlauf.

Au même moment, derrière Juve, le Bedeau causait à l’homme glabre, à face de larbin.

Le Bedeau, qui était de plus en plus mauvaise humeur, tempêtait :

— Plus souvent, que je recommencerai à travailler pour l’officemare. En voilà un râleux. Trente francs par tête. Alors qu’on s’est bûché comme des singes. C’est pas Ivan qu’il devrait s’appeler… c’est « J’tiens-ma-poche ».

Le reste de la diatribe de l’apache se perdit dans le brouhaha du cabaret, mais tout de même Juve rayonnait :

— Voilà, souffla-t-il à l’oreille de Fandor, c’est clair et net. Ivan Ivanovitch a payé ces hommes, c’est lui, le coupable. C’est lui qui avait tendu le guet-apens. C’est lui qui a dû tuer Norbert. C’est lui encore qui a fait assassiner l’amant de Louppe. Lui, toujours, qui tout à l’heure en voulait à nos vies. Tu l’as entendu, Fandor ? c’est Ivan qui payait ces hommes.

— Mais ça ne prouve rien, Juve.

— Comment cela ne prouve rien ?

— Mais non.

Fandor, en deux mots, avait déjà expliqué à Juve les extraordinaires péripéties qui avaient marqué sa propre journée, comment il avait poursuivi la jeune fille s’appelant Denise, comment il avait été empêché de la rejoindre par l’intervention d’Ivan Ivanovitch, comment enfin, Ivan Ivanovitch, après s’être excusé de lui avoir imposé la promenade en mer, avait fini par vouloir le guider vers cette même Denise, qui, lui disait-il, avait désiré un rendez-vous avec Fandor, rendez-vous empêché par la bagarre de la nuit.

— Juve, conclut Fandor, je ne sais pas ce que vous avez ? vous soupçonnez ce malheureux marin. Je vous affirme qu’il n’est pour rien dans tout ceci. Oui, parbleu, on avait payé ces hommes, ces apaches pour empêcher qu’on ne parvînt jusqu’à cette Denise. Mais ce n’était pas contre vous qu’on agit, Juve, c’était, qui sait, peut-être contre moi. Contre Ivan, que sais-je ? Juve, comprenez-vous ?

— Parfaitement.

— Alors, vous saisissez que nous n’aurons l’explication de tous ces mystères qu’en interviewant Denise ?

Mais Fandor dut s’interrompre.

Au plus fort de la discussion avec Juve, une rixe éclata soudain dans le cabaret.

Mario Isolino et le Bedeau en venaient aux mains.

— Canaille, hurla Mario, tou m’as volé les bijoux de Kissmi.

— Crapule, répondit le Bedeau, tu refusais de partager. Rends-moi les bijoux.

— Mais io ne les ai pas, nom dé Diou.

— Je vais te casser la gueule.

— Viens-y donc, si tou oses.

Et puis brusquement la lutte cessa.

Le patron du Canadian-Baravait, en effet, une grande habitude des discussions de ce genre. Il n’hésita pas sur la conduite à tenir. Quittant son comptoir, il se dirigea vers le commutateur et coupa l’électricité, purement et simplement.

Se battre dans le noir, c’était évidemment impossible. En désordre, mais avec précipitation, les vilains clients allèrent dans la rue pour y vider définitivement leur querelle.

— Ne bouge pas, Fandor, fit Juve, nous allons assister au cinéma.

Mais au même moment, la main vigoureuse du patron de l’établissement empoignait Juve par l’épaule :

— Vous, ordonna le colosse, qui présidait aux destinées du Canadian-Bar, allez voir dehors si j’y suis. Est-ce que vous prenez ma maison pour un asile de nuit ? En voilà des loqueteux. Allez ouste, les mendiants. Videz le plancher.

Ce n’était pas le moment de résister. Juve et Fandor se laissèrent expulser.

Or, dans la rue, où on les jetait, le Bedeau et Mario, le couteau en main, s’apprêtaient à se pourfendre.

Juve, soudain, se mit à courir, ayant fait signe à Fandor de le suivre.

— Acré, acré, hurla Juve, les cognes. Sauve qui peut.

La débandade commença.

Sur les talons de Juve, tous les apaches, tous les louches individus détalaient, persuadés, de bonne foi, que le policier était un des leurs et qu’il venait de donner l’alarme.

— Que diable combinez-vous donc ? demanda Fandor qui courait à côté de Juve, sans rien comprendre au plan du policier.

— Tu vas voir. Laisse-les passer.

Juve, vraiment, avait merveilleusement préparé son affaire. Il se laissa dépasser par les fuyards, puis soudain, il précipita sa course, rejoignit Mario Isolino, l’agrippa par le bras :

— Arrête-toi donc, lui dit Juve, tu vois bien que je fais cela pour te tirer des pattes du Bedeau qui allait t’étriper.

Et comme interdit, Mario s’arrêtait en effet, tandis que les apaches continuaient à s’enfuir, le malheureux bonneteur eut encore la surprise d’entendre Juve changer de ton.

— Imbécile, hurla le policier, tu ne m’as donc pas reconnu ? Je suis Juve, le policier Juve. Et c’est toi que j’arrête ! Non, pas un mot ou je te brûle.

Et Juve, tout en parlant, venait de passer les menottes a Mario.

12 – NE CHANGEZ PAS DE MAIN

— Juve.

— Fandor.

— Il fait jour, quelle heure est-il ?

— Je n’en sais rien.

Juve, toutefois, tira avec lassitude un bras de dessous ses couvertures. Il regarda sa montre posée sur le guéridon à côté de son lit et rejeta aussitôt ses draps pour s’élancer :

— Sacrebleu, s’écria-t-il, cinq heures.

— Comment cinq heures ? interrogeait Fandor d’une voix pâteuse et toute ensommeillée, il n’est pas cinq heures du matin ?

— Mais non, grand paresseux, il est cinq heures du soir. Nous avons dormi comme des marmottes.

— Parbleu, Juve, poursuivit Fandor en étouffant un bâillement, avouez que nous en avions joliment besoin.

Depuis quarante-huit heures, Juve et Fandor, en effet, menaient une existence à la fois mouvementée, ahurissante et fatigante au point de terrasser les hommes les plus entraînés. Heureusement que le policier et le journaliste comptaient au nombre de ces derniers.

Quelques heures auparavant, avant l’aube, ils étaient enfin rentrés à leur hôtel, la modeste auberge de la Bonne Chance, traînant derrière eux un compagnon de plus, l’infortuné bonneteur, Mario Isolino, qu’ils avaient cueilli à la sortie du bar interlope et entraîné avec eux.

Juve et Fandor avaient installé leur prisonnier dans un petit cabinet attenant à leur chambre. Puis, se dévêtant en hâte, ils s’étaient jetés sur leur lit et tout d’une traite avaient dormi d’un sommeil de personne exténuée.

Ils s’étaient réveillés à cinq heures du soir, enchantés de se retrouver.

Puis, instinctivement, ils se recueillirent, repassant dans leur mémoire les derniers événements.

De la pièce voisine s’échappait un sourd gémissement :

— Pardieu, s’écria Juve, c’est notre Italien qui s’éveille aussi. J’imagine qu’il a dû dormir aussi profondément que nous.

— Quand on pense qu’il y a des gens pour soutenir qu’on ne repose bien qu’à condition d’avoir la conscience tranquille, dit Fandor.

Les deux amis se sourirent puis, en hâte, ils allèrent ouvrir la porte fermée à clé du cabinet attenant à leur chambre. C’était une pièce étroite et longue, sorte de débarras uniquement éclairé au plafond par un vitrage grillé. Sur le sol, un matelas de rechange et sur ce matelas, tout habillé, le bonneteur italien.

Plus fatigué encore que Juve et Fandor, il persistait à dormir d’un sommeil agité, fréquemment coupé d’aspirations violentes, de soupirs, de gestes nerveux.

Le malheureux personnage avait encore les menottes et les deux jambes ligotées. Juve avait cru devoir prendre cette précaution pour éviter toutes les velléités de fuite. Le policier et le journaliste contemplèrent quelques instants le bonneteur dans son sommeil. Juve haussa les épaules.