— Qu’allons-nous faire de lui ? demanda-t-il.
— Bah, répliqua Fandor, il faut s’en débarrasser d’une façon ou d’une autre. Ce gaillard-là ne nous intéresse pas autrement pour ce qui nous occupe.
— Je te trouve drôle, objecta Juve en faisant une grimace, pour toi les bandits, les voleurs et les criminels n’ont aucun intérêt du moment qu’il ne s’agit ni de Fantômas ni de son entourage direct. Tu as peut-être raison du point de vue du journaliste, mais moi qui suis policier, je dois me préoccuper de ces gaillards-là.
« Et au surplus, poursuivit Juve, qui nous dit que cet individu ne tient pas de près ou de loin à la bande que paraît diriger notre insaisissable ennemi ?
Fandor allait répondre lorsque Mario Isolino s’éveilla. Il eut un regard apeuré de bête traquée lorsqu’il aperçut devant lui les deux hommes qui le surveillaient.
Il s’accroupit à demi, s’efforça de joindre ses deux mains dans une attitude suppliante et dans son jargon il balbutia :
— Io vous demande bien pardon, monsieur Juve, de toutes les aventoures d’hier au soir, mais io vous joure que io suis innocent. Peut-être un petit vol par-ci par-là, c’est tout le bout du monde.
Juve grommela :
— Vous vous expliquerez avec la justice, moi je n’ai pas à prendre parti.
D’une voix plaintive et chantante, l’Italien insista encore en faveur de sa grâce, se désespérant à l’idée qu’il allait comparaître devant un tribunal.
— Io souis perdou, disait-il, si io vois les jouges et cela m’émoutionne.
— Votre réputation, sans doute, n’a rien à perdre et d’ailleurs nous ne serons pas fâchés de connaître, par l’intermédiaire du juge d’instruction, l’existence que vous avez menée jusqu’à présent.
— Monsieur Jouve, est-il possible que vous soyez si méchant. Dire qu’hier au soir j’avais le grand honnour de dîner à la même table que vous, comme un homme du monde que io souis, que vous êtes. Écoutez, monsieur Jouve, défaites un peu ces menottes qui meurtrissent mes poignets et io vais vous conter toute mon histoire, dire toute la vérité.
Juve obtempéra au désir de l’Italien. Il enleva les menottes, mais lui laissa son entrave.
Mario Isolino exagérant la politesse, plat et respectueux comme une punaise, voulut baiser les mains de Juve en signe de reconnaissance, mais le policier interrompit rudement ces protestations de sympathie :
— Moins de gestes, Mario Isolino, dit-il, un peu plus de paroles et la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
— Io le joure, proféra solennellement l’Italien en levant la main droite dans la direction de la fenêtre comme s’il prenait à témoin le ciel bleu qui s’encadrait dans la croisée.
Mario Isolino alors s’installa par terre entre les deux hommes et commença le récit de ses aventures, qu’il entremêlait d’invocations à la Vierge, de protestations de dévouement à la République française, de sarcasmes et d’injures à l’égard des anarchistes. C’était un fatras incohérent, une avalanche de propos invraisemblables, mais Juve et Fandor parvenaient cependant à retenir de l’odyssée de l’Italien que, avant d’exercer le métier de bonneteur où sa dextérité faisait merveille, il avait été employé chez un illusionniste, cireur de bottines, secrétaire d’un grand-duc autrichien, mais enfin, que sa principale profession avait été et serait encore, s’il le pouvait, la profession de croupier de cercle.
Du récit de Mario Isolino, Juve n’avait retenu que ce détail, qui prenait à ses yeux une extrême importance.
Lorsque l’Italien eut fini, et tandis qu’il sollicitait par une mimique expressive une approbation de Fandor, qu’il n’obtint pas d’ailleurs, car le journaliste voulait demeurer impassible, Juve échafaudait tout un projet dont il ne tardait pas à donner connaissance à ses interlocuteurs.
— Mario Isolino, déclara-t-il enfin en prenant la chose sur le ton familier et bonhomme qu’il affectait lorsqu’il voulait opérer une conquête, Mario Isolino, tu me fais l’effet d’un honnête homme qui serait devenu fripouille par nécessité.
— Parfaitement, monsieur Jouve, parfaitement, approuva l’Italien, c’est tout à fait exactement cela. Io étais fripouille et io souis honnête houmme.
— Non, corrigea Juve, c’est le contraire, mais peu importe pour le moment. Écoute Mario Isolino, j’ai une proposition à te faire. Si tu consens à m’obéir, à faire exactement ce que je te dis et cela seulement pendant quarante-huit heures, je m’arrangerai pour avoir l’extrême négligence, dès le troisième jour, de te perdre au coin d’une rue et de ne pas te retrouver.
— C’est entendou, monsieur Jouve, clama le bonneteur, dont le visage s’illumina de joie. Vous pouvez compter sur ma parole d’honnête houomme.
Juve, avec une précision extrême et une parfaite netteté, expliqua à l’ancien croupier ce qu’il attendait de lui.
— Mario Isolino, déclara-t-il, il se passe des choses peu compréhensibles dans la salle de jeu de Monte-Carlo, particulièrement à la table numéro 7 de la roulette. Je veux savoir si l’on triche et qui triche. Ta compétence particulière en la matière – puisque tu as été croupier de cercle – ton habileté de prestidigitateur doivent te permettre de découvrir le moindre geste suspect. Tu vas venir au Casino avec nous cet après-midi, tu surveilleras.
— Ah monsieur Jouve, monsieur Jouve, s’écria le bonneteur en se jetant aux genoux du policier, assourément c’est la Madone qui vous envoie sur mon chemin pour me tirer d’affaire. Io m’en vais réussir assourément à découvrir ce que vous cherchez. Croyez bien monsieur Jouve, que j’apprécie vivement le grand honneur que vous me faites de m’introduire dans la police.
— Minute, il ne s’agit pas de jouer au plus malin. Si tu as le malheur de nous désobéir, au moindre mot, au moindre geste, tu es bouclé, ficelé, comme hier soir. À la moindre résistance, on a douze balles de revolver à ta disposition, six provenant du browning de Juve et six provenant du browning de Fandor.
— Io comprends, dit Mario Isolino, monsieur Jouve, comptez sur moi.
— Un mot encore, fit le policier, je ne sais si tu as de l’argent, mais ne t’avise pas de jouer lorsque tu seras à ton poste à la roulette. Sans quoi je ne réponds plus de rien.
***
À six heures la partie battait son plein.
La foule plus nombreuse encore qu’à l’ordinaire dans la salle surchauffée, murmure confus de respirations haletantes, bruissements de pièces d’or glissant les unes sur les autres, billets de banque froissés, voix monotones des croupiers annonçant :
— Faites vos jeux, messieurs, Rien ne va plus.
Galopade des billes sur la roulette, arrêt, et le directeur de la partie annonça un chiffre, pair, manque et rouge ou impair, noir et passe. Murmures de satisfaction ou de désappointement.
À la septième table de la roulette, depuis l’assassinat encore inexpliqué du malheureux Norbert du Rand, nul n’osait plus jouer le numéro sept.
Juve et Fandor erraient, impassibles, dans les salles brillamment illuminées.
Le bonneteur, assis au premier rang de la table numéro 7 leur lançait des coups d’œil signifiant qu’il ne découvrait rien qui ne fût parfaitement normal.
Juve avait aperçu, traversant la salle, M. de Vaugreland, l’air satisfait, le sourire sur les lèvres.
Le journaliste venait de constater la présence de l’officier russe, à la table numéro 7, précisément, Fandor allait alors prendre Juve par le bras, mais au moment où les deux hommes tournaient le dos à la table, une exclamation générale poussée par les joueurs qui l’entouraient les firent se retourner brusquement.
Pour la première fois depuis le commencement de la partie, depuis trois heures que cette table de jeu fonctionnait sans un instant d’interruption, quelqu’un avait misé sur le numéro fatidique. Un ignorant, ou un audacieux, avait joué le sept.
Le parieur avait mis cinq cents francs sur la chance du chiffre fatal.
Quel pouvait bien être ce parieur ?
Juve et Fandor se regardèrent du coin de l’œil. Et le policier, qui venait à ce moment précis d’apercevoir Ivan Ivanovitch, glissa à l’oreille de Fandor :