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Or, pendant qu’il parlait, Juve et Fandor, interloqués, le considéraient, ne sachant que penser.

L’homme qu’ils avaient devant eux portait sur la tête un gigantesque chapeau de paille, noué sous le menton par un large ruban noir. Il était vêtu d’un costume à peu près propre, d’alpaga gris. Mais ce n’était pas la mise ou le costume de l’individu qui frappait Fandor et Juve.

Ce qui les laissait tous deux interdits, c’est que le bonhomme était manchot, manchot des deux bras. Que voulait dire l’arrivée de ce manchot double ?

Pourquoi manifestait-il si peu de surprise en apercevant les deux mains étalées sur la table devant Juve ?

Le policier interrogea d’une voix légèrement émue :

— Ah ça, qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ?

— Qui je suis ? Té, je suis Fortuné. Fortuné d’Agen ? Le gros Fortuné ? Vous savez bien ?

— Non, je ne sais pas, affirma Juve, cependant que Fandor demandait :

— Mais qu’est-ce que vous désirez au juste ?

— Sang de Dieu, je viens les reconnaître.

— Qui ?

— Mais les belles petites. Mes mains, té.

— Ce sont vos mains ?

— Eh oui, té, parbleu, ce sont mes mains. Ah, les couquinas, cela me fait plaisir de les revoir, mais tout de même je ne pensais pas. Et comme ça, qu’est-ce que vous en faites donc, de mes mains ?

— Cher monsieur, commençait Juve, faisant signe à Fandor de se taire et de ne point l’interrompre, vous êtes ici en face de deux représentants de la police.

— De la police ? té, mais je n’ai rien à faire avec la police.

— Non, mais vos mains.

— Mes mains non plus. Je ne sais pas ce qu’elles ont fait depuis que j’en suis séparé, moi.

— Justement… depuis combien de temps en êtes-vous « séparé ».

— Il y a bientôt deux mois et demi qu’on me les a coupées.

— On vous les a coupées ? Qui ? Où ? Quand ?

— Eh là, bon Dious, pas si vite. Qui me les a coupées ? Le chirurgien bien sûr, ce n’est pas le tondeur de chiens. Le chirurgien de l’hôpital de Nice… Quand il m’est arrivé mon « assideng ».

— Quel accident ?

— Té, que j’ai été mordu par une vipère. Si bien que le mal m’avait fait enfler les deux bras et qu’il a fallu qu’on me les coupe. Mais Bouzille le sait bien. Il ne vous l’a pas dit ?

— C’est Bouzille qui vous envoie ?

— Oui, c’est Bouzille qui m’envoie. Ah ! le cher homme il m’a dit comme cela : « J’ai deux amis, té, qui voudraient te demander des détails sur tes mains, et puis ce sera une occasion pour toi de les revoir… » C’est pourquoi je suis venu ici.

— Mais où étaient-elles, vos mains ?

— Comment, où elles étaient ? Té, elles étaient au bout de mes bras avant qu’on me les ait coupées.

— Je le pense bien, faisait Juve, mais après ?

— Après ? Je ne sais pas, moi. Ils les avaient gardées à l’hôpital. Même je ne m’attendais pas à les revoir.

***

Juve et Fandor, longuement, avaient questionné l’excellent homme, que Bouzille, bavard comme une concierge, curieux comme une vieille femme, connaissait depuis longtemps, qu’il avait eu l’ingénieuse idée d’envoyer à Juve et à Fandor dès qu’il avait appris que le journaliste et le policier enquêtaient au sujet de mains de mort.

Juve, petit à petit et bien qu’il ne fût guère commode de faire préciser quoi que ce fût à Fortuné, était arrivé à comprendre à peu près que c’étaient bien les mains amputées par le chirurgien, à Nice, qui avaient été retrouvées, l’une dans l’aiguillage d’Arles, l’autre au Casino de Monte-Carlo.

C’était bien un procédé « à la Fantômas », un procédé digne du Roi de l’Épouvante, que de voler des mains de mort et de les faire retrouver par Juve et par Fandor, pour les détourner, bien sûr, de l’enquête principale qu’ils menaient.

— Mon petit Fandor, avait conclu Juve, comme Fortuné les quittait pour aller boire à leur santé au café voisin, voilà l’aventure des mains terminée et grâce à Bouzille, il faut le reconnaître, complètement éclaircie. Fantômas n’a eu qu’un but : embrouiller l’enquête que nous faisions relativement à la mort de Norbert. Peu importe le reste. Nous n’avons plus qu’à reprendre notre enquête relativement à la mort de ce malheureux jeune homme, nous n’avons plus qu’à poursuivre son assassin.

Les deux amis se rendirent alors à la morgue de Monte-Carlo, moins pour se débarrasser des mains de mort, que pour examiner attentivement le cadavre de Norbert, gardé là à la disposition de Juve.

Juve, scrupuleux comme il l’était, examina minutieusement la dépouille du malheureux.

— Oui, Fandor, déclara Juve en sortant du dépôt, c’est bien contre Fantômas, contre le redoutable, le terrifiant, l’Insaisissable Bandit, qu’il faut que nous marchions. Aucun doute. Seulement, d’autre part, aucune indication ne semble devoir nous guider dans nos recherches.

— Aucune, Juve ? Pourquoi dites-vous cela en souriant ?

— Parce que, répondait Juve, parce que je pense le contraire. Tiens, Fandor, songe plutôt aux détails qui nous ont été communiqués par le Casino de Monaco, songe à tes aventures personnelles, songe aux incidents survenus près de la maison Héberlauf.

— Oui, et alors ?

— Et alors, concluait Juve, tu ne seras qu’un imbécile si tu n’admets pas comme moi que c’est Ivan Ivanovitch qui a tué Norbert, et qu’Ivan Ivanovitch, c’est Fantômas.

Or, Juve n’avait point fini d’affirmer qu’Ivan Ivanovitch devait être le coupable, n’avait point fini de conclure que c’était certainement l’assassin de Norbert du Rand, qu’une voix légèrement railleuse susurrait à l’oreille des deux amis :

— Ce serait très bien raisonné mes chers collègues, si cela n’était pas complètement impossible. Au moment où l’on tuait Norbert, Ivan Ivanovitch se trouvait dans le jardin du Casino tout seul, et ne songeait pas à mal.

C’était Bouzille qui venait de prononcer ces paroles.

— Ivan Ivanovitch était dans le parc ?

— Ah ça, Bouzille, d’où sortez-vous ? demanda Fandor.

Le chemineau avait une face hilare et donnait tous les signes d’une profonde satisfaction.

— Ah bien, monsieur Fandor, dit-il, faudrait tout de même que je sois bien mauvais policier, pour que je ne me sois pas trouvé là, juste pour vous cueillir comme vous sortiez de la morgue. Histoire de vous forcer à reconnaître que ce matin, je ne vous ai pas volé vos dix francs. C’est-il juste, ça ?

— Très juste, Bouzille.

— Naturellement, monsieur Fandor, je vous dis que je deviens un policier épatant.

— Et alors, monsieur le policier, voilà que maintenant vous nous apportez des renseignements sur Ivan Ivanovitch ?

— Ça, monsieur Juve, répondait Bouzille, vous devenez trop curieux ! p’t’être que non ? Mais ça vaudrait toujours dans les dix francs ?

— Racontez-nous ce que vous savez, disait-il, voilà cent sous payés d’avance, et vous aurez cent sous après ?

— Eh bien, voilà. J’sais rien de plus. Sauf, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, qu’Ivan Ivanovitch n’a certainement pas tué Norbert, car aussi vrai que je m’appelle Bouzille et que je n’ai connu ni mon père ni ma mère, au moment où l’on tuait Norbert, moi qui me rendais sur la grève, histoire de ramasser dans l’eau quelques poissons qui flânaient, j’ai vu Ivan Ivanovitch dans les jardins. Or, monsieur Juve, si Ivan était dans les jardins il n’était certainement pas dans le train. Et il était dans les jardins du Casino, monsieur Juve, je vous le répète, je peux même vous le prouver : j’ai ramassé un mégot qu’il fumait. Le voilà, je l’avais gardé parce qu’il avait un bout en or.

Preuve péremptoire.

— Non, dit le policier, qui avait pendant quelques minutes, profondément réfléchi, Bouzille ne peut que se moquer de nous, Fandor, Ivan Ivanovitch doit être l’assassin. Bouzille ne l’a pas vu. Il s’est trompé.

— Pourtant.

— Non. Fandor non, et la meilleure preuve du mensonge de Bouzille, c’est qu’Ivan Ivanovitch a invoqué un autre alibi. Rappelle-toi, il a soutenu qu’il était au bal avec Denise. S’il était innocent, pourquoi aurait-il menti ?