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Lorsque Ivan Ivanovitch releva la tête, il était horriblement pâle, les yeux lui sortaient des orbites et ce n’était pas sans un frémissement involontaire qu’il considérait les monceaux d’or, les liasses de billets placés devant Norbert et que le jeune homme, désormais conquis au jeu, maintenait précautionneusement entre ses deux bras. Norbert toutefois gardait un calme imperturbable. Quelques instants auparavant, lorsqu’il était en pleine passe favorable, il avait déclaré à Ivan Ivanovitch, de sa voix sans timbre, et sans émotion :

— Vous savez, mon cher, je rentre à Nice par le train de onze heures vingt-cinq, par conséquent dans trois minutes je quitte la table de jeu.

C’est alors qu’Ivan Ivanovitch avait eu l’audace folle de conseiller à son ami la mise la plus formidable que l’on pût imaginer :

En l’espace d’un instant Norbert avait misé le maximum sur le numéro, le rouge, l’impair et le manque. C’était toujours le sept qu’il jouait et déjà le sept venait de passer treize fois.

Malgré leur extrême habitude des coups les plus osés, les croupiers et les joueurs, le souffle court, surveillaient la boule.

On avait compris que Norbert s’en irait après ce dernier coup et déjà des yeux cupides s’illuminaient : tout le monde avait joué contre le sept, pour une fois les joueurs s’associaient en pensée à la banque du jeu et souhaitaient de la voir triompher de cet adversaire à la veine par trop insolente.

— Rien ne va plus, messieurs, avait déclaré d’autorité le croupier en chef, en voyant ses tableaux surchargés.

Puis, dans le brouhaha des récriminations, car chacun voulait jouer cette partie, s’imaginant qu’il la gagnerait, le plateau avait été mis en mouvement, la bille avait été lancée.

Elle sautilla longtemps, trébuchant de case en case, avec des gestes désordonnés de bille folle. Puis, son allure diminua, peu à peu la bille ralentit, ses bonds parurent faiblir et ses soubresauts marquèrent une lassitude. Elle hésita deux ou trois fois, se logeant dans des alvéoles pour en sortir presque avec peine, enfin soudain, des poitrines s’exhala un long cri de protestation :

Le sept, pour la quatorzième fois de suite, venait de gagner.

Impassible, le croupier paya une fortune à Norbert et ramassa les sommes placées par les pontes sur les autres numéros, puis, pour ne pas laisser au public le temps de se reprendre, il recommanda de sa voix maussade et monocorde :

— Faites vos jeux, messieurs, faites vos jeux…

Quelques êtres vacillants, blafards, s’en allaient désemparés, les yeux vagues, les lèvres blanches. Ils avaient perdu.

Certains n’avaient plus rien, d’autres, fouillant leurs poches, hésitaient encore, se demandant s’ils n’iraient pas tenter la veine à d’autres tables.

Quant à Norbert, il s’était majestueusement retiré, bourrant les poches de son smoking de billets de banque saisis par brassées.

Ivan Ivanovitch le poussa presque par les épaules hors de la salle. Il était onze heures un quart, l’officier semblait désormais vouloir fuir, fuir au plus vite ces lieux de folie qui, d’ailleurs, allaient fermer à minuit juste.

Comme Norbert et lui franchissaient la porte qui donne dans l’Atrium ils échangèrent ces paroles :

— En somme, interrogeait Ivan Ivanovitch d’une voix qui balbutiait d’émotion, combien estimez-vous avoir gagné, à peu près, à vue de nez ?

Nonchalamment, Norbert murmurait, comme quelqu’un qui est complètement détaché de ces choses :

— Peuh, je ne sais pas exactement. Cela peut varier entre cinq cent mille et six cent mille francs.

4 – LA ROUE TOURNE

— Allons, Messieurs, dames, pressons un peu le mouvement. Les premières sont en tête. Dépêchez-vous Madame. Non, Monsieur, nous n’arrêtons pas là. Allons. Allons. Pressons le mouvement. En voiture !

C’était chaque soir, à onze heures vingt-cinq, dans la tranquille petite gare de Monaco, la même précipitation, le même énervement, la même colère des employés.

Aussi bien le train qui haletait en gare, attendant le coup de sifflet libérateur du chef de train pour s’élancer en direction de Nice était-il un train à part, soumis à un horaire complaisant, attendant volontiers les retardataires, rattrapant ensuite le temps perdu en forçant son allure, et surtout envahi par une clientèle à part, celle des joueurs sortant du Casino de Monaco.

C’était le train le plus commode pour regagner Nice.

Les habitués des tables de roulette, comme du trente et quarante, ne manquaient pas, lorsqu’ils n’habitaient pas Monaco même, lorsqu’ils venaient de Nice, ayant fixé là leur installation, le plus souvent pour cacher leurs habitudes de joueurs, de le prendre chaque soir, et de la sorte, ce train avait des allures d’un train de théâtre : on n’y voyait que femmes en grande toilette, hommes en habit noir, on n’y entendait que conversations évoquant des fortunes bâties ou détruites au cours de la soirée par l’intervention capricieuse de Dame Roulette,

— Pressons le mouvement, Messieurs, dames, en voiture, en voiture.

Sur le quai de la station, les employés s’époumonaient pour faire monter les voyageurs, sans la moindre conviction, d’ailleurs, car ils avaient la vieille habitude de voir leur train partir en retard, à près de onze heures trente, joueurs et joueuses n’arrivant jamais à la gare qu’à la dernière minute.

Alors les appels s’entrecroisaient, les exclamations fusaient des wagons illuminés…

— Par ici, nous sommes là. Venez donc, mon cher !

— Un peu plus, nous manquions le train !

Dans les compartiments de première classe, on se groupait, on s’entassait, on sympathisait.

Les joueurs qu’avait favorisé la chance aimaient, pendant le court trajet entre Monaco et Nice, se conter leur heureuse soirée, spécifier par quelle martingale ils avaient gagné, martingale infaillible, disaient-ils, qu’ils abandonnaient le lendemain, lorsque le Hasard ne leur étant plus favorable, ils s’apercevaient que, contre la roulette aveugle, les combinaisons les plus savantes sont vaines.

— En voiture, en voiture.

Cette fois, les employés criaient l’avertissement d’un ton de voix décidé. Les voitures faisant le service de la maison de jeux à la gare étaient toutes arrivées, nul taxi-auto ne cornait plus dans le lointain, pour supplier que l’on attendît encore une minute… le train allait partir, les portières claquaient, le train s’ébranlait…

C’était à cet instant précis, où il était juste temps de sauter en wagon sans quoi il serait trop tard, que deux hommes firent leur apparition sur le quai de la gare, et tous deux, avec l’agilité de voyageurs qui envisagent la triste perspective de manquer un train, s’élançaient sur les marchepieds des dernières voitures…

Ouvrir les portières, se glisser à l’intérieur des wagons, ce fut pour les deux inconnus l’affaire d’une seconde…

Comme le train s’ébranlait, prenait de la vitesse, ils étaient l’un et l’autre installés dans deux voitures désertes de deuxième classe, en queue du train.

***

Norbert du Rand, à peine monté dans son compartiment, jeta, à la volée sur les banquettes, son chapeau, dépouilla ses gants, puis, s’agenouillant à même la voiture, tirant son portefeuille, étala sur les banquettes les billets de banque qu’il avait miraculeusement gagnés grâce aux conseils répétés d’Ivan Ivanovitch.

Le jeune homme ne se tenait plus de joie :

— Trois cent mille francs ! J’ai gagné trois cent mille francs !… Hip, hip, hip, hourra ! voilà, ma parole, de quoi épater tous les camarades du cercle, et payer un diamant à Isabelle de Guerray !… et envoyer des fleurs à cette petite dinde de Denise pour l’éblouir, et me payer des cigares. Ah ! je savais bien que la Fortune était pour moi. Je savais bien que j’aurais la veine à la roulette. Mon Dieu, que je suis donc content. Je ne fume plus que des cigarettes à bout doré.

Tout cela était un peu incohérent, mais Norbert du Rand ne brillait pas par l’intelligence.

Au surplus, et cela se comprenait, il était littéralement affolé par le gain qu’il venait de réaliser, et, perdant la tête il s’obstinait à compter et à recompter ses billets, les maniant avec une joie d’avare, les épinglant par liasse, les comptant encore.