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— Il n’y a qu’une chose, dit-il, qui pourra vous contrarier. Elle n’est brin blanche.

Ils ne comprenaient pas et il dut expliquer longuement avec beaucoup de précautions, pour ne les point rebuter, qu’elle appartenait à la race sombre dont ils n’avaient vu échantillons que sur les images d’Épinal.

Alors ils furent inquiets, perplexes, craintifs, comme s’il leur avait proposé une union avec le Diable.

La mère disait : – Noire ? Combien qu’elle l’est. C’est-il partout ?

Il répondait : – Pour sûr : Partout, comme t’es blanche partout, té !

Le père reprenait : – Noire ? C’est-il noir autant que le chaudron ?

Le fils répondait : – Pt’être ben un p’tieu moins ! C’est noire, mais point noire à dégoûter. La robe à m’sieu l’curé est ben noire, et alle n’est pas plus laide qu’un surplis qu’est blanc.

Le père disait : – Y en a-t-il de pu noires qu’elle dans son pays ?

Et le fils, convaincu, s’écriait :

— Pour sûr !

Mais le bonhomme remuait la tête.

— Ça doit être déplaisant ?

Et le fils :

— C’est point pu déplaisant qu’aut’chose, vu qu’on s’y fait en rin de temps.

La mère demandait :

— Ça ne salit point le linge plus que d’autres, ces piaux-là ?

— Pas plus que la tienne, vu que c’est sa couleur.

Donc, après beaucoup de questions encore, il fut convenu que les parents verraient cette fille avant de rien décider et que le garçon, dont le service allait finir l’autre mois, l’amènerait à la maison afin qu’on pût l’examiner et décider en causant si elle n’était pas trop foncée pour entrer dans la famille Boitelle.

Antoine alors annonça que le dimanche 22 mai, jour de sa libération, il partirait pour Tourteville avec sa bonne amie.

Elle avait mis pour ce voyage chez les parents de son amoureux ses vêtements les plus beaux et les plus voyants, où dominaient le jaune, le rouge et le bleu, de sorte qu’elle avait l’air pavoisée pour une fête nationale.

Dans la gare, au départ du Havre, on la regarda beaucoup, et Boitelle était fier de donner le bras à une personne qui commandait ainsi l’attention. Puis, dans le wagon de troisième classe où elle prit place à côté de lui, elle imposa une telle surprise aux paysans que ceux des compartiments voisins montèrent sur leurs banquettes pour l’examiner par-dessus la cloison de bois qui divisait la caisse roulante. Un enfant, à son aspect, se mit à crier de peur, un autre cacha sa figure dans le tablier de sa mère.

Tout alla bien cependant jusqu’à la gare d’arrivée. Mais lorsque le train ralentit sa marche en approchant d’Yvetot, Antoine se sentit mal à l’aise, comme au moment d’une inspection quand il ne savait pas sa théorie Puis, s’étant penché à la portière, il reconnut de loin son père qui tenait la bride du cheval attelé à la carriole, et sa mère venue jusqu’au treillage qui maintenait les curieux.

Il descendit le premier, tendit la main à sa bonne amie, et, droit, comme s’il escortait un général, il se dirigea vers sa famille.

La mère, en voyant venir cette dame noire et bariolée en compagnie de son garçon, demeurait tellement stupéfaite qu’elle n’en pouvait ouvrir la bouche, et le père avait peine à maintenir le cheval que faisait cabrer coup sur coup la locomotive ou la négresse. Mais Antoine, saisi soudain par la joie sans mélange de revoir ses vieux, se précipita, les bras ouverts, bécota la mère, bécota le père malgré l’effroi du bidet, puis se tournant vers sa compagne que les passants ébaubis considéraient en s’arrêtant, il s’expliqua.

— La v’là ! J’vous avais ben dit qu’à première vue alle est un brin détournante, mais sitôt qu’on la connaît, vrai de vrai, y a rien de plus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour qu’à ne s’émeuve point.

Alors la mère Boitelle, intimidée elle-même à perdre la raison, fit une espèce de révérence, tandis que le père ôtait sa casquette en murmurant : « J’vous la souhaite à vot’désir. » Puis sans s’attarder on grimpa dans la carriole, les deux femmes au fond sur des chaises qui les faisaient sauter en l’air à chaque cahot de la route, et les deux hommes par devant, sur la banquette.

Personne ne parlait. Antoine inquiet sifflotait un air de caserne, le père fouettait le bidet, et la mère regardait de coin, en glissant des coups d’œil de fouine, la négresse dont le front et les pommettes reluisaient sous le soleil comme des chaussures bien cirées.

Voulant rompre la glace, Antoine se retourna.

— Eh bien, dit-il, on ne cause pas ?

— Faut le temps, répondit la vieille.

Il reprit :

— Allons, raconte à la p’tite l’histoire des huit œufs de ta poule.

C’était une farce célèbre dans la famille. Mais comme la mère se taisait toujours, paralysée par l’émotion, il prit lui-même la parole et narra, en riant beaucoup, cette mémorable aventure. Le père, qui la savait par cœur, se dérida aux premiers mots ; sa femme bientôt suivit l’exemple, et la négresse elle-même, au passage le plus drôle, partit tout à coup d’un tel rire, d’un rire si bruyant, roulant, torrentiel, que le cheval excité fit un petit temps de galop.

La connaissance était faite. On causa.

À peine arrivés, quand tout le monde fut descendu, après qu’il eut conduit sa bonne amie dans la chambre pour ôter sa robe qu’elle aurait pu tacher en faisant un bon plat de sa façon destiné à prendre les vieux par le ventre, il attira ses parents devant la porte, et demanda, le cœur battant :

— Eh ben, quéque vous dites ?

Le père se tut. La mère plus hardie déclara :

— Alle est trop noire ! Non, vrai, c’est trop. J’en ai eu les sangs tournés.

— Vous vous y ferez, dit Antoine.

— Possible, mais pas pour le moment.

Ils entrèrent et la bonne femme fut émue en voyant la négresse cuisiner. Alors elle l’aida, la jupe retroussée, active malgré son âge.

Le repas fut bon, fut long, fut gai. Quand on fit un tour ensuite, Antoine prit son père à part.

— Eh ben, pé, quéque t’en dis ?

Le paysan ne se compromettait jamais.

— J’ai point d’avis. D’mande à ta mé.

Alors Antoine rejoignit sa mère et la retenant en arrière :

— Eh ben, ma mé, quéque t’en dis ?

— Mon pauv’e gars, vrai, alle est trop noire. Seulement un p’tieu moins je ne m’opposerais pas, mais c’est trop. On dirait Satan !

Il n’insista point, sachant que la vieille s’obstinait toujours, mais il sentait en son cœur entrer un orage de chagrin. Il cherchait ce qu’il fallait faire, ce qu’il pourrait inventer, surpris d’ailleurs qu’elle ne les eût pas conquis déjà comme elle l’avait séduit lui-même. Et ils allaient tous les quatre à pas lents à travers les blés, redevenus peu à peu silencieux. Quand on longeait une clôture, les fermiers apparaissaient à la barrière, les gamins grimpaient sur les talus, tout le monde se précipitait au chemin pour voir passer la « noire » que le fils Boitelle avait ramenée. On apercevait au loin des gens qui couraient à travers les champs comme on accourt quand bat le tambour des annonces de phénomènes vivants. Le père et la mère Boitelle effarés de cette curiosité semée par la campagne à leur approche, hâtaient le pas, côte à côte, précédant de loin leur fils à qui sa compagne demandait ce que les parents pensaient d’elle.