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Il répondit en hésitant qu’ils n’étaient pas encore décidés.

Mais sur la place du village ce fut une sortie en masse de toutes les maisons en émoi, et devant l’attroupement grossissant, les vieux Boitelle prirent la fuite et regagnèrent leur logis, tandis qu’Antoine soulevé de colère, sa bonne amie au bras, s’avançait avec majesté sous les yeux élargis par l’ébahissement.

Il comprenait que c’était fini, qu’il n’y avait plus d’espoir, qu’il n’épouserait pas sa négresse ; elle aussi le comprenait ; et ils se mirent à pleurer tous les deux en approchant de la ferme. Dès qu’ils y furent revenus, elle ôta de nouveau sa robe pour aider la mère à faire sa besogne ; elle la suivit partout, à la laiterie, à l’étable, au poulailler, prenant la plus grosse part, répétant sans cesse : « Laissez-moi faire, Madame Boitelle », si bien que le soir venu, la vieille, touchée et inexorable, dit à son fils : « C’est une brave fille tout de même. C’est dommage qu’elle soit si noire, mais vrai, alle l’est trop. J’pourrais pas m’y faire, faut qu’alle r’tourne, alle est trop noire. »

Et le fils Boitelle dit à sa bonne amie :

— Alle n’veut point, alle te trouve trop noire. Faut r’tourner. Je t’aconduirai jusqu’au chemin de fer. N’importe, t’éluge point. J’vas leur y parler quand tu seras partie.

Il la conduisit donc à la gare en lui donnant encore espoir, et après l’avoir embrassée, la fit monter dans le convoi qu’il regarda s’éloigner avec des yeux bouffis par les pleurs.

Il eut beau implorer les vieux, ils ne consentirent jamais.

Et quand il avait conté cette histoire que tout le pays connaissait, Antoine Boitelle ajoutait toujours :

— À partir de ça, j’ai eu de cœur à rien, à rien. Aucun métier ne m’allait pu, et j’sieus devenu ce que j’sieus, un ordureux.

On lui disait :

— Vous vous êtes marié pourtant.

–Oui, et j’peux pas dire que ma femme m’a déplu pisque j’y ai fait quatorze éfants, mais c’n’est point l’autre, oh non, pour sûr, oh non ! L’autre, voyez-vous, ma négresse, alle n’avait qu’à me regarder, je me sentais comme transporté…

L’ordonnance

Le cimetière plein d’officiers avait l’air d’un champ fleuri. Les képis et les culottes rouges, les galons et les boutons d’or, les sabres, les aiguillettes de l’état-major, les brandebourgs des chasseurs et des hussards passaient au milieu des tombes dont les croix blanches ou noires ouvraient leurs bras lamentables, leurs bras de fer, de marbre ou de bois, sur le peuple disparu des morts.

On venait d’enterrer la femme du colonel de Limousin. Elle s’était noyée deux jours auparavant, en prenant un bain.

C’était fini, le clergé était parti, mais le colonel, soutenu par deux officiers, restait debout devant le trou au fond duquel il voyait encore le coffre de bois qui cachait, décomposé déjà, le corps de sa jeune femme.

C’était presque un vieillard, un grand maigre à moustaches blanches qui avait épousé trois ans plus tôt, la fille d’un camarade, demeurée orpheline après la mort de son père, le colonel Sortis.

Le capitaine et le lieutenant sur qui s’appuyait leur chef essayaient de l’emmener. Il résistait, les yeux pleins de larmes qu’il ne laissait point couler, par héroïsme, et, murmurant, tout bas : « Non, non, encore un peu », il s’obstinait à rester là, les jambes fléchissantes, au bord de ce trou, qui lui paraissait sans fond, un abîme où étaient tombés son cœur et sa vie, tout ce qui lui restait sur terre.

Tout à coup le général Ormont s’approcha, saisit par le bras le colonel, et l’entraînant presque de force : « Allons, allons, mon vieux camarade, il ne faut pas demeurer là. » Le colonel obéit alors, et rentra chez lui.

Comme il ouvrait la porte de son cabinet, il aperçut une lettre sur sa table de travail. L’ayant prise, il faillit tomber de surprise et d’émotion, il avait reconnu l’écriture de sa femme. Et la lettre portait le timbre de la poste, avec la date du jour même. Il déchira l’enveloppe et lut.

« PÈRE,

Permettez-moi de vous appeler encore père, comme autrefois. Quand vous recevrez cette lettre, je serai morte, et sous la terre. Alors peut-être pourrez-vous me pardonner.

Je ne veux pas chercher à vous émouvoir ni à atténuer ma faute. Je veux dire seulement, avec toute la sincérité d’une femme qui va se tuer dans une heure, la vérité entière et complète.

Quand vous m’avez épousée, par générosité, je me suis donnée à vous par reconnaissance et je vous ai aimé de tout mon cœur de petite fille. Je vous ai aimé ainsi que j’aimais papa, presque autant ; et un jour, comme j’étais sur vos genoux, et comme vous m’embrassiez, je vous ai appelé : Père », malgré moi. Ce fut un cri du cœur, instinctif, spontané. Vrai, vous étiez pour moi un père, rien qu’un père. Vous avez ri, et vous m’avez dit : « Appelle-moi toujours comme ça, mon enfant, ça me fait plaisir. »

Nous sommes venus dans cette ville et – pardonnez-moi, père – je suis devenue amoureuse. Oh, j’ai résisté longtemps ! Presque deux ans, vous lisez bien, presque deux ans, et puis j’ai cédé, je suis devenue coupable, je suis devenue une femme perdue.

Quant à lui ? – Vous ne devinerez pas qui. Je suis bien tranquille là-dessus, puisqu’ils étaient douze officiers, toujours autour de moi et avec moi, que vous appeliez mes douze constellations.

Père, ne cherchez pas à le connaître et ne le haïssez pas, lui. Il a fait ce que n’importe qui aurait fait à sa place, et puis, je suis sûre qu’il m’aimait aussi de tout son cœur.

Mais, écoutez – un jour, nous avions rendez-vous dans l’île des Bécasses, vous savez la petite île, après le moulin. Moi, je devais y aborder en nageant, et lui devait m’attendre dans les buissons, et puis rester là jusqu’au soir pour qu’on ne le vit pas partir. Je venais de le rejoindre, quand les branches s’ouvrent et nous apercevons Philippe, votre ordonnance, qui nous avait surpris. J’ai senti que nous étions perdus et j’ai poussé un grand cri ; alors il m’a dit – lui, mon ami ! – Allez-vous-en à la nage, tout doucement, ma chère, et laissez-moi avec cet homme.

Je suis partie, si émue que j’ai failli me noyer, et je suis rentrée chez vous, m’attendant à quelque chose d’épouvantable.

Une heure après, Philippe me disait, à voix basse, dans le corridor du salon où je l’ai rencontré : « Je suis aux ordres de Madame, si elle avait quelque lettre à me donner. » Alors je compris qu’il s’était vendu, et que mon ami l’avait acheté.

Je lui ai donné des lettres, en effet – toutes mes lettres. – Il les portait et me rapportait les réponses.