Aussitôt après le baccalauréat, je l’avais perdu de vue.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? m’écriai-je.
Il répondit en souriant :
— Je suis colon.
— Bah ! Tu plantes ?
— Et je récolte.
— Quoi ?
— Du raisin, dont je fais du vin.
— Et ça va ?
— Ça va très bien.
— Tant mieux, mon vieux.
— Tu allais à l’hôtel ?
— Mais, oui.
— Eh bien, tu iras chez moi.
— Mais !…
— C’est entendu.
Et il dit au négrillon qui surveillait nos mouvements :
— Chez moi, Ali.
Ali répondit :
— Foui, moussi.
Puis se mit à courir, ma valise sur l’épaule, ses pieds noirs battant la poussière.
Trémoulin me saisit le bras, et m’emmena. D’abord il me posa des questions sur mon voyage, sur mes impressions, et, voyant mon enthousiasme, parut m’en aimer davantage.
Sa demeure était une vieille maison mauresque à cour intérieure, sans fenêtres sur la rue, et dominée par une terrasse qui dominait elle-même celles des maisons voisines, et le golfe et les forêts, les montagnes, la mer.
Je m’écriai :
— Ah ! Voilà ce que j’aime, tout l’Orient m’entre dans le cœur en ce logis. Cristi ! Que tu es heureux de vivre ici ! Quelles nuits tu dois passer sur cette terrasse ! Tu y couches ?
— Oui, j’y dors pendant l’été. Nous y monterons ce soir. Aimes-tu la pêche ?
— Quelle pêche ?
— La pêche au flambeau.
— Mais oui, je l’adore.
— Eh bien, nous irons, après dîner. Puis nous reviendrons prendre des sorbets sur mon toit.
Après que je me fus baigné, il me fit visiter la ravissante ville kabyle, une vraie cascade de maisons blanches dégringolant à la mer, puis nous rentrâmes comme le soir venait, et après un exquis dîner nous descendîmes vers le quai.
On ne voyait plus rien que les feux des rues et les étoiles, ces larges étoiles luisantes, scintillantes, du ciel d’Afrique.
Dans un coin du port, une barque attendait. Dès que nous fûmes dedans, un homme dont je n’avais point distingué le visage se mit à ramer pendant que mon ami préparait le brasier qu’il allumerait tout à l’heure. Il me dit :
— Tu sais, c’est moi qui manie la fouine. Personne n’est plus fort que moi.
— Mes compliments.
Nous avions contourné une sorte de môle et nous étions, maintenant, dans une petite baie pleine de hauts rochers dont les ombres avaient l’air de tours bâties dans l’eau, et je m’aperçus, tout à coup, que la mer était phosphorescente. Les avirons qui la battaient lentement, à coups réguliers, allumaient dedans, à chaque tombée, une lueur mouvante et bizarre qui traînait ensuite au loin derrière nous, en s’éteignant. Je regardais, penché, cette coulée de clarté pâle, émiettée par les rames, cet inexprimable feu de la mer, ce feu froid qu’un mouvement allume et qui meurt dès que le flot se calme. Nous allions dans le noir, glissant sur cette lueur, tous les trois.
Où allions-nous ? Je ne voyais point mes voisins, je ne voyais rien que ce remous lumineux et les étincelles d’eau projetées par les avirons. Il faisait chaud, très chaud. L’ombre semblait chauffée dans un four, et mon cœur se troublait de ce voyage mystérieux avec ces deux hommes dans cette barque silencieuse.
Des chiens, les maigres chiens arabes au poil roux, au nez pointu, aux yeux luisants, aboyaient au loin, comme ils aboient toutes les nuits sur cette terre démesurée, depuis les rives de la mer jusqu’au fond du désert où campent les tribus arabes. Les renards, les chacals, les hyènes, répondaient ; et non loin de là, sans doute, quelque lion solitaire devait grogner dans une gorge de l’Atlas.
Soudain, le rameur s’arrêta. Où étions-nous ? Un petit bruit grinça près de moi. Une flamme d’allumette apparut, et je vis une main, rien qu’une main, portant cette flamme légère vers la grille de fer suspendue à l’avant du bateau et chargée de bois comme un bûcher flottant.
Je regardais, surpris, comme si cette vue eût été troublante et nouvelle, et je suivis avec émotion la petite flamme touchant au bord de ce foyer une poignée de bruyères sèches qui se mirent à crépiter.
Alors, dans la nuit endormie, dans la lourde nuit brûlante, un grand feu clair jaillit, illuminant, sous un dais de ténèbres pesant sur nous, la barque et deux hommes, un vieux matelot maigre, blanc et ridé, coiffé d’un mouchoir noué sur la tête, et Trémoulin, dont la barbe blonde luisait.
— Avant ! dit-il.
L’autre rama, nous remettant en marche, au milieu d’un météore, sous le dôme d’ombre mobile qui se promenait avec nous. Trémoulin, d’un mouvement continu, jetait du bois sur le brasier qui flambait, éclatant et rouge.
Je me penchai de nouveau et j’aperçus le fond de la mer. À quelques pieds sous le bateau il se déroulait lentement, à mesure que nous passions, l’étrange pays de l’eau, de l’eau qui vivifie, comme l’air du ciel, des plantes et des bêtes. Le brasier enfonçant jusqu’aux rochers sa vive lumière, nous glissions sur des forêts surprenantes d’herbes rousses, roses, vertes, jaunes. Entre elles et nous une glace admirablement transparente, une glace liquide, presque invisible, les rendait féeriques, les reculait dans un rêve, dans le rêve qu’éveillent les océans profonds. Cette onde claire si limpide, qu’on ne distinguait point, qu’on devinait plutôt, mettait entre ces étranges végétations et nous quelque chose de troublant comme le doute de la réalité, les faisait mystérieuses comme les paysages des songes.
Quelquefois les herbes venaient jusqu’à la surface, pareilles à des cheveux, à peine remuées par le lent passage de la barque.
Au milieu d’elles, de minces poissons d’argent filaient, fuyaient, vus une seconde et disparus. D’autres, endormis encore, flottaient suspendus au milieu de ces broussailles d’eau, luisants et fluets, insaisissables. Souvent un crabe courait vers un trou pour se cacher, ou bien une méduse bleuâtre et transparente, à peine visible, fleur d’azur pâle, vraie fleur de mer, laissait traîner son corps liquide dans notre léger remous ; puis, soudain, le fond disparaissait, tombé plus bas, très loin, dans un brouillard de verre épaissi. On voyait vaguement alors de gros rochers et des varechs sombres, à peine éclairés par le brasier.
Trémoulin, debout à l’avant, le corps penché, tenant aux mains le long trident aux pointes aiguës qu’on nomme la fouine, guettait les rochers, les herbes, le fond changeant de la mer, avec un œil ardent de bête qui chasse.
Tout à coup, il laissa glisser dans l’eau, d’un mouvement vif et doux, la tête fourchue de son arme, puis il la lança comme on lance une flèche, avec une telle promptitude qu’elle saisit à la course un grand poisson fuyant devant nous.
Je n’avais rien vu que le geste de Trémoulin, mais je l’entendis grogner de joie, et, comme il levait sa fouine dans la clarté du brasier, j’aperçus une bête qui se tordait traversée par les dents de fer. C’était un congre. Après l’avoir contemplé et me l’avoir montré en le promenant au-dessus de la flamme, mon ami le jeta dans le fond du bateau. Le serpent de mer, le corps percé de cinq plaies, glissa, rampa, frôlant mes pieds, cherchant un trou pour fuir, et, ayant trouvé entre les membrures du bateau une flaque d’eau saumâtre, il s’y blottit, s’y roula presque mort déjà.