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Nous fûmes bientôt fiancés. Je lui communiquai mes projets d’avenir qu’elle blâma. Elle ne me croyait ni poète, ni romancier, ni auteur dramatique, et pensait que le commerce, quand il prospère, peut donner le bonheur parfait.

Renonçant donc à composer des livres, je me résignai à en vendre, et j’achetai, à Marseille, la Librairie Universelle, dont le propriétaire était mort.

J’eus là trois bonnes années. Nous avions fait de notre magasin une sorte de salon littéraire où tous les lettrés de la ville venaient causer. On entrait chez nous comme on entre au cercle, et on échangeait des idées sur les livres, sur les poètes, sur la politique surtout. Ma femme, qui dirigeait la vente, jouissait d’une vraie notoriété dans la ville. Quant à moi, pendant qu’on bavardait au rez-de-chaussée, je travaillais dans mon cabinet du premier qui communiquait avec la librairie par un escalier tournant. J’entendais les voix, les rires, les discussions, et je cessais d’écrire parfois, pour écouter. Je m’étais mis en secret à composer un roman – que je n’ai pas fini.

Les habitués les plus assidus étaient M. Montina, un rentier, un grand garçon, un beau garçon, un beau du Midi, à poil noir, avec des yeux complimenteurs, M. Barbet, un magistrat, deux commerçants, MM. Faucil et Labarrègue, et le général marquis de Flèche, le chef du parti royaliste, le plus gros personnage de la province, un vieux de soixante-six ans.

Les affaires marchaient bien. J’étais heureux, très heureux.

Voilà qu’un jour, vers trois heures, en faisant des courses, je passai par la rue Saint-Ferréol et je vis sortir soudain d’une porte une femme dont la tournure ressemblait si fort à celle de la mienne que je me serais dit : « C’est elle ! » si je ne l’avais laissée, un peu souffrante, à la boutique une heure plus tôt. Elle marchait devant moi, d’un pas rapide, sans se retourner. Et je me mis à la suivre presque malgré moi, surpris, inquiet.

Je me disais : « Ce n’est pas elle. Non. C’est impossible, puisqu’elle avait la migraine. Et puis qu’aurait-elle été faire dans cette maison ? »

Je voulus cependant en avoir le cœur net, et je me hâtai pour la rejoindre. M’a-t-elle senti ou deviné ou reconnu à mon pas, je n’en sais rien, mais elle se retourna brusquement. C’était elle ! En me voyant elle rougit beaucoup et s’arrêta, puis, souriant :

— Tiens, te voilà ?

J’avais le cœur serré.

— Oui. Tu es donc sortie ? Et ta migraine ?

— Ça allait mieux, j’ai été faire une course.

— Où donc ?

— Chez Lacaussade, rue Cassinelli, pour une commande de crayons.

Elle me regardait bien en face. Elle n’était plus rouge, mais plutôt un peu pâle. Ses yeux clairs et limpides, – ah ! Les yeux des femmes ! – semblaient pleins de vérité, mais je sentis vaguement, douloureusement, qu’ils étaient pleins de mensonge. Je restais devant elle plus confus, plus embarrassé, plus saisi qu’elle-même, sans oser rien soupçonner, mais sûr qu’elle mentait. Pourquoi ? Je n’en savais rien.

Je dis seulement :

— Tu as bien fait de sortir si ta migraine va mieux.

— Oui, beaucoup mieux.

— Tu rentres ?

— Mais oui.

Je la quittai, et m’en allai seul, par les rues. Que se passait-il ? J’avais eu, en face d’elle, l’intuition de sa fausseté. Maintenant je n’y pouvais croire ; et quand je rentrai pour dîner, je m’accusais d’avoir suspecté, même une seconde, sa sincérité.

As-tu été jaloux, toi ? Oui ou non, qu’importe ! La première goutte de jalousie était tombée sur mon cœur. Ce sont des gouttes de feu. Je ne formulais rien, je ne croyais rien. Je savais seulement qu’elle avait menti. Songe que tous les soirs, quand nous restions en tête à tête, après le départ des clients et des commis, soit qu’on allât flâner jusqu’au port, quand il faisait beau, soit qu’on demeurât à bavarder dans mon bureau, s’il faisait mauvais, je laissais s’ouvrir mon cœur devant elle avec un abandon sans réserve, car je l’aimais. Elle était une part de ma vie, la plus grande, et toute ma joie. Elle tenait dans ses petites mains ma pauvre âme captive, confiante et fidèle.

Pendant les premiers jours, ces premiers jours de doute et de détresse avant que le soupçon se précise et grandisse, je me sentis abattu et glacé comme lorsqu’une maladie couve en nous. J’avais froid sans cesse, vraiment froid, je ne mangeais plus, je ne dormais pas.

Pourquoi avait-elle menti ? Que faisait-elle dans cette maison ? J’y étais entré pour tâcher de découvrir quelque chose. Je n’avais rien trouvé. Le locataire du premier, un tapissier, m’avait renseigné sur tous ses voisins, sans que rien ne me jetât sur une piste. Au second habitait une sage-femme, au troisième une couturière et une manucure, dans les combles deux cochers avec leurs familles.

Pourquoi avait-elle menti ? Il lui aurait été si facile de me dire qu’elle venait de chez la couturière ou de chez la manucure. Oh ! Quel désir j’ai eu de les interroger aussi ! Je ne l’ai pas fait de peur qu’elle en fût prévenue et qu’elle connût mes soupçons.

Donc, elle était entrée dans cette maison et me l’avait caché. Il y avait un mystère. Lequel ? Tantôt j’imaginais des raisons louables, une bonne œuvre dissimulée, un renseignement à chercher, je m’accusais de la suspecter. Chacun de nous n’a-t-il pas le droit d’avoir ses petits secrets innocents, une sorte de seconde vie intérieure dont on ne doit compte à personne ? Un homme, parce qu’on lui a donné pour compagne une jeune fille, peut-il exiger qu’elle ne pense et ne fasse plus rien sans l’en prévenir avant ou après ? Le mot mariage veut-il dire renoncement à toute indépendance, à toute liberté ? Ne se pouvait-il faire qu’elle allât chez une couturière sans me le dire ou qu’elle secourût la famille d’un des cochers ? Ne se pouvait-il aussi que sa visite dans cette maison, sans être coupable, fût de nature à être, non pas blâmée, mais critiquée par moi ? Elle me connaissait jusque dans mes manies les plus ignorées et craignait peut-être, sinon un reproche, du moins une discussion. Ses mains étaient fort jolies, et je finis par supposer qu’elle les faisait soigner en cachette par la manucure du logis suspect et qu’elle ne l’avouait point pour ne pas paraître dissipatrice. Elle avait de l’ordre, de l’épargne, mille précautions de femme économe et entendue aux affaires. En confessant cette petite dépense de coquetterie elle se serait sans doute jugée amoindrie à mes yeux. Les femmes ont tant de subtilités et de roueries natives dans l’âme.