— Je la trouvai en train de lire un roman.
— Eh bien ? lui dis-je.
Elle répondit tranquillement :
— Mon cher, je n’ai pas pu, j’ai été empêchée.
— Par quoi ?
— Par des… occupations.
— Mais… quelles occupations ?
— Une visite ennuyeuse.
Je pensais qu’elle ne voulait pas me dire la vraie raison, et, comme elle était très calme, je ne m’en inquiétai pas davantage. Je comptais rattraper le temps perdu, le lendemain avec l’autre.
Le mardi donc, j’étais très… très ému et très amoureux en expectative, de la petite ministère, et même étonné qu’elle ne devançât pas l’heure convenue. Je regardais la pendule à tout moment suivant l’aiguille avec impatience.
Je la vis passer le quart, puis la demie, puis deux heures… Je ne tenais plus en place, traversant à grandes enjambées ma chambre, collant mon front à la fenêtre et mon oreille contre la porte pour écouter si elle ne montait pas l’escalier.
Voici deux heures et demie, puis trois heures ! Je saisis mon chapeau et je cours chez elle. Elle lisait, mon cher, un roman !
— Eh bien ? dis-je avec anxiété.
Elle répondit, aussi tranquillement que mon habitude :
— Mon cher, je n’ai pas pu, j’ai été empêchée.
— Par quoi ?
— Par… des occupations.
— Mais… quelles occupations ?
— Une visite ennuyeuse.
Certes, je supposai immédiatement qu’elles savaient tout ; mais elle semblait pourtant si placide, si paisible, que je finis par rejeter mon soupçon, par croire à une coïncidence bizarre, ne pouvant imaginer une pareille dissimulation de sa part. Et après une heure de causerie amicale, coupée d’ailleurs par vingt entrées de sa petite fille, je dus m’en aller fort embêté.
Et figure-toi que le lendemain…
— Ça a été la même chose ?
— Oui… et le lendemain encore. Et ça a duré ainsi trois semaines, sans explication, sans que rien ne me révélât cette conduite bizarre dont cependant je soupçonnais le secret.
— Elles savaient tout ?
— Parbleu. Mais comment ? Ah ! J’en eu du tourment avant de l’apprendre.
— Comment l’as-tu su enfin ?
— Par lettres. Elles m’ont donné, le même jour, dans les mêmes termes, mon congé définitif.
— Et ?
— Et voici… Tu sais, mon cher, que les femmes ont toujours sur elles une armée d’épingles. Les épingles à cheveux, je les connais, je m’en méfie, et j’y veille, mais les autres sont bien plus perfides, ces sacrées petite épingles à tête noire qui nous semblent toutes pareilles, à nous grosses bêtes que nous sommes, mais qu’elles distinguent, elles, comme nous distinguons un cheval d’un chien.
Or, il paraît qu’un jour ma petite ministère avait laissé une de ces machines révélatrices piquée dans ma tenture, près de ma glace.
Mon habitude, du premier coup, avait perçu sur l’étoffe ce petit point noir gros comme une puce, et sans rien dire l’avait cueilli, puis avait laissé à la même place une de ses épingles à elle, noire aussi, mais d’un modèle différent.
Le lendemain, la ministère voulut reprendre son bien, et reconnut aussitôt la substitution ; alors un soupçon lui vint, et elle en mit deux, en les croisant.
L’habitude répondit à ce signe télégraphique par trois boules noires, l’une sur l’autre.
Une fois ce commerce commencé, elles continuèrent à communiquer, sans rien se dire, seulement pour s’épier. Puis il paraît que l’habitude, plus hardie, enroula le long de la petite pointe d’acier un mince papier où elle avait écrit : « Poste restante, boulevard Malesherbes, C. D. »
Alors elles s’écrivirent. J’étais perdu. Tu comprends que ça n’a pas été tout seul entre elles. Elles y allaient avec précaution, avec mille ruses, avec toute la prudence qu’il faut en pareil cas. Mais l’habitude fit un coup d’audace et donna rendez-vous à l’autre.
Ce qu’elles se sont dit, je l’ignore ! Je sais seulement que j’ai fait les frais de leur entretien. Et voilà !
— C’est tout ?
— Oui.
— Tu ne les vois plus ?
— Pardon, je les vois encore comme ami ; nous n’avons pas rompu tout à fait.
— Et elles, se sont-elles revues ?
— Oui, mon cher, elles sont devenues intimes.
— Tiens, tiens. Et ça ne te donne pas une idée, ça.
— Non, quoi ?
— Grand serin, l’idée de leur faire repiquer des épingles doubles ?
Duchoux
En descendant le grand escalier du cercle chauffé comme une serre par le calorifère, le baron de Mordiane avait laissé ouverte sa fourrure ; aussi, lorsque la grande porte de la rue se fut refermée sur lui, éprouva-t-il un frisson de froid profond, un de ces frissons brusques et pénibles qui rendent triste comme un chagrin. Il avait perdu quelque argent, d’ailleurs, et son estomac, depuis quelque temps, le faisait souffrir, ne lui permettait plus de manger à son gré.
Il allait rentrer chez lui, et soudain la pensée de son grand appartement vide, du valet de pied dormant dans l’antichambre, du cabinet où l’eau tiédie pour la toilette du soir chantait doucement sur le réchaud à gaz, du lit large, antique et solennel comme une couche mortuaire, lui fit entrer, jusqu’au fond du cœur, jusqu’au fond de la chair, un autre froid plus douloureux encore que celui de l’air glacé.
Depuis quelques années il sentait s’appesantir sur lui ce poids de la solitude qui écrase quelquefois les vieux garçons. Jadis, il était fort, alerte et gai, donnant tous ses jours au sport et toutes ses nuits aux fêtes. Maintenant, il s’alourdissait et ne prenait plus plaisir à grand-chose. Les exercices le fatiguaient, les soupers et même les dîners lui faisaient mal, les femmes l’ennuyaient autant qu’elles l’avaient autrefois amusé.
La monotonie des soirs pareils, des mêmes amis retrouvés au même lieu, au cercle, de la même partie avec des chances et des déveines balancées, des mêmes propos sur les mêmes choses, du même esprit dans les mêmes bouches, des plaisanteries sur les mêmes sujets, des mêmes médisances sur les mêmes femmes, l’écœurait au point de lui donner, par moments, de véritables désirs de suicide. Il ne pouvait plus mener cette vie régulière et vide, si banale, si légère et si lourde en même temps, et il désirait quelque chose de tranquille, de reposant, de confortable, sans savoir quoi.
Certes, il ne songeait pas à se marier, car il ne se sentait pas le courage de se condamner à la mélancolie, à la servitude conjugale, à cette odieuse existence de deux êtres, qui, toujours ensemble, se connaissaient jusqu’à ne plus dire un mot qui ne soit prévu par l’autre, à ne plus faire un geste qui ne soit attendu, à ne plus avoir une pensée, un désir, un jugement qui ne soient devinés. Il estimait qu’une personne ne peut être agréable à voir encore que lorsqu’on la connaît peu, lorsqu’il reste en elle du mystère, de l’inexploré, lorsqu’elle demeure un peu inquiétante et voilée. Donc il lui aurait fallu une famille qui n’en fût pas une, où il aurait pu passer seulement une partie de sa vie ; et, de nouveau, le souvenir de son fils le hanta.