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— Donc, vous cherchez un terrain aux environs de Marseille ?

Son haleine, bien que venue de loin, apporta au baron ce souffle d’ail qu’exhalent les gens du Midi ainsi que des fleurs leur parfum.

Mordiane demanda :

— C’est votre fils que j’ai rencontré sous les platanes ?

— Oui. Oui, le second.

— Vous en avez deux ?

— Trois, Monsieur, un par an.

Et Duchoux semblait plein d’orgueil.

Le baron pensait : « S’ils fleurent tous le même bouquet, leur chambre doit être une vraie serre. »

Il reprit :

— Oui, je voudrais un joli terrain près de la mer, sur une petite plage déserte…

Alors Duchoux s’expliqua. Il en avait dix, vingt, cinquante, cent et plus, de terrains dans ces conditions, à tous les prix, pour tous les goûts. Il parlait comme coule une fontaine, souriant, content de lui, remuant sa tête chauve et ronde.

Et Mordiane se rappelait une petite femme blonde, mince, un peu mélancolique et disant si tendrement : « Mon cher aimé » que le souvenir seul avivait le sang de ses veines. Elle l’avait aimé avec passion, avec folie, pendant trois mois ; puis, devenue enceinte en l’absence de son mari qui était gouverneur d’une colonie, elle s’était sauvée, s’était cachée, éperdue de désespoir et de terreur, jusqu’à la naissance de l’enfant que Mordiane avait emporté, un soir d’été, et qu’ils n’avaient jamais revu.

Elle était morte de la poitrine trois ans plus tard, là-bas, dans la colonie de son mari qu’elle était allée rejoindre. Il avait devant lui leur fils, qui disait, en faisant sonner les finales comme des notes de métal :

— Ce terrain-là, Monsieur, c’est une occasion unique…

Et Mordiane se rappelait l’autre voix, légère comme un effleurement de brise, murmurant :

— Mon cher aimé, nous ne nous séparerons jamais…

Et il se rappelait ce regard bleu, doux, profond, dévoué, en contemplant l’œil rond, bleu aussi, mais vide de ce petit homme ridicule qui ressemblait à sa mère, pourtant…

Oui, il lui ressemblait de plus en plus de seconde en seconde ; il lui ressemblait par l’intonation, par le geste, par toute l’allure ; il lui ressemblait comme un singe ressemble à l’homme ; mais il était d’elle, il avait d’elle mille traits déformés irrécusables, irritants, révoltants. Le baron souffrait, hanté soudain par cette ressemblance horrible, grandissant toujours, exaspérante, affolante, torturante comme un cauchemar, comme un remords !

Il balbutia :

— Quand pourrons-nous voir ensemble ce terrain ?

— Mais, demain, si vous voulez.

— Oui, demain. Quelle heure ?

— Une heure.

— Ça va.

L’enfant rencontré sous l’avenue apparut dans la porte ouverte et cria :

— Païré !

On ne lui répondit pas.

Mordiane était debout avec une envie de se sauver, de courir, qui lui faisait frémir les jambes. Ce « Païré » l’avait frappé comme une balle. C’était à lui qu’il s’adressait, c’était pour lui, ce païré à l’ail, ce païré du Midi.

Oh ! Qu’elle sentait bon, l’amie d’autrefois !

Duchoux le reconduisait.

— C’est à vous, cette maison ? dit le baron.

— Oui, Monsieur, je l’ai achetée dernièrement. Et j’en suis fier. Je suis enfant du hasard, moi, Monsieur, et je ne m’en cache pas ; j’en suis fier. Je ne dois rien à personne, je suis le fils de mes œuvres ; je me dois tout à moi-même.

L’enfant, resté sur le seuil, criait de nouveau, mais de loin :

— Païré !

Mordiane, secoué de frissons, saisi de panique, fuyait comme on fuit devant un grand danger.

— Il va me deviner, me reconnaître, pensait-il. Il va me prendre dans ses bras et me crier aussi : « Païré », en me donnant par le visage un baiser parfumé d’ail.

— À demain, Monsieur.

— À demain, une heure.

Le landau roulait sur la route blanche.

— Cocher à la gare !

Et il entendait deux voix, une lointaine et douce, la voix affaiblie et triste des morts, qui disait : « Mon cher aimé. » Et l’autre sonore, chantante, effrayante, qui criait : « Païré », comme on crie : « Arrêtez-le », quand un voleur fuit dans les rues.

Le lendemain soir, en entrant au cercle, le comte d’Étreillis lui dit :

— On ne vous a pas vu depuis trois jours. Avez-vous été malade ?

— Oui, un peu souffrant. J’ai des migraines, de temps en temps.

Le rendez-vous

Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous.

Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s’était habillée ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de Martelet, son amant.

La pendule derrière son dos battait les secondes vivement ; un livre à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet de toilette demeurée entrouverte.

L’heure sonna – trois heures – et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant : « Il m’attend déjà. Il va s’énerver. » Alors, elle sortit, prévint le valet de chambre qu’elle serait rentrée dans une heure au plus tard – un mensonge – descendit l’escalier et s’aventura dans la rue, à pied.

On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir par-dessus les toits, envahir les maisons à travers les murs, faire fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, l’asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser de sève comme un bois qui verdit.

Madame Haggan fit quelques pas à droite avec l’intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur de l’air, cette émotion de l’été qui nous entre dans la gorge en certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d’idée, elle prit la rue de la Chaussée-d’Antin, sans savoir pourquoi, obscurément attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. Elle pensait : « Bah ! Il m’attendra dix minutes de plus. » Cette idée, de nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s’impatienter, regarder l’heure, ouvrir la fenêtre, écouter à la porte, s’asseoir quelques instants, se relever, et, n’osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.

Elle allait doucement, distraite par tout ce qu’elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si peu désireuse d’arriver qu’elle cherchait, aux devantures, des prétextes pour s’arrêter.