Après quelque hésitation entre toutes les rues obscures qui descendent vers la mer comme des égouts et dont sortent des odeurs lourdes, une sorte d’haleine de bouges, Célestin se décida pour une espèce de couloir tortueux où brillaient, au-dessus des portes, des lanternes en saillie portant des numéros énormes sur leurs verres dépolis et colorés. Sous la voûte étroite des entrées, des femmes en tablier, pareilles à des bonnes, assises sur des chaises de paille, se levaient en les voyant venir, faisant trois pas jusqu’au ruisseau qui séparait la rue en deux, et coupaient la route à cette file d’hommes qui s’avançaient lentement, en chantonnant et en ricanant, allumés déjà par le voisinage de ces prisons de prostituées.
Quelquefois, au fond d’un vestibule apparaissait, derrière une seconde porte ouverte soudain et capitonnée de cuir brun, une grosse fille dévêtue, dont les cuisses lourdes et les mollets gras se dessinaient brusquement sous un grossier maillot de coton blanc. Sa jupe courte avait l’air d’une ceinture bouffante ; et la chair molle de sa poitrine, de ses épaules et de ses bras, faisait une tache rose sur un corsage de velours noir bordé d’un galon d’or. Elle appelait de loin : « Venez-vous, jolis garçons ? » et parfois sortait elle-même pour s’accrocher à l’un d’eux et l’attirer vers sa porte, de toute sa force, cramponnée à lui comme une araignée qui traîne une bête plus grosse qu’elle. L’homme, soulevé par ce contact, résistait mollement, et les autres s’arrêtaient pour regarder, hésitants entre l’envie d’entrer tout de suite et celle de prolonger encore cette promenade appétissante. Puis, quand la femme après des efforts acharnés avait attiré le matelot jusqu’au seuil de son logis, où toute la bande allait s’engouffrer derrière lui, Célestin Duclos, qui s’y connaissait en maisons, criait soudain : « Entre pas là, Marchand, c’est pas l’endroit. »
L’homme alors obéissant à cette voix se dégageait d’une secousse brutale et les amis se reformaient en bande, poursuivis par les injures immondes de la fille exaspérée, tandis que d’autres femmes, tout le long de la ruelle, devant eux, sortaient de leurs portes, attirées par le bruit, et lançaient avec des voix enrouées des appels pleins de promesses. Ils allaient donc de plus en plus allumés, entre les cajoleries et les séductions annoncées par le chœur des portières d’amour de tout le haut de la rue, et les malédictions ignobles lancées contre eux par le chœur d’en bas, par le chœur méprisé des filles désappointées. De temps en temps ils rencontraient une autre bande, des soldats qui marchaient avec un battement de fer sur la jambe, des matelots encore, des bourgeois isolés, des employés de commerce. Partout, s’ouvraient de nouvelles rues étroites, étoilées de fanaux louches. Ils allaient toujours dans ce labyrinthe de bouges, sur ces pavés gras où suintaient des eaux putrides, entre ces murs pleins de chair de femme.
Enfin Duclos se décida et, s’arrêtant devant une maison d’assez belle apparence, il y fit entrer tout son monde.
II
La fête fut complète ! Quatre heures durant, les dix matelots se gorgèrent d’amour et de vin. Six mois de solde y passèrent.
Dans la grande salle du café, ils étaient installés en maîtres, regardant d’un œil malveillant les habitués ordinaires qui s’installaient aux petites tables, dans les coins, où une des filles demeurées libres, vêtue en gros baby ou en chanteuse de café-concert, courait les servir, puis s’asseyait près d’eux.
Chaque homme, en arrivant, avait choisi sa compagne qu’il garda toute la soirée, car le populaire n’est pas changeant. On avait rapproché trois tables et, après la première rasade, la procession dédoublée, accrue d’autant de femmes qu’il y avait de mathurins, s’était reformée dans l’escalier. Sur les marches de bois, les quatre pieds de chaque couple sonnèrent longtemps, pendant que s’engouffrait, dans la porte étroite qui menait aux chambres, ce long défilé d’amoureux.
Puis on redescendit pour boire, puis on remonta de nouveau, puis on redescendit encore.
Maintenant, presque gris, ils gueulaient ! Chacun d’eux, les yeux rouges, sa préférée sur les genoux, chantait ou criait, tapait à coups de poings la table, s’entonnait du vin dans la gorge, lâchait en liberté la brute humaine. Au milieu d’eux, Célestin Duclos, serrant contre lui une grande fille aux joues rouges, à cheval sur ses jambes, la regardait avec ardeur. Moins ivre que les autres, non qu’il eût moins bu, il avait encore d’autres pensées, et, plus tendre, cherchait à causer. Ses idées le fuyaient un peu, s’en allaient, revenaient et disparaissaient sans qu’il pût se souvenir au juste de ce qu’il avait voulu dire.
Il riait, répétant :
— Pour lors, pour lors… v’là longtemps que t’es ici.
— Six mois, répondit la fille.
Il eut l’air content pour elle, comme si c’eût été une preuve de bonne conduite, et il reprit :
— Aimes-tu c’te vie-là ?
Elle hésita, puis résignée :
— On s’y fait. C’est pas plus embêtant qu’autre chose. Être servante ou bien rouleuse, c’est toujours des sales métiers.
Il eut l’air d’approuver encore cette vérité.
— T’es pas d’ici ? dit-il.
Elle fit « non » de la tête, sans répondre.
— T’es de loin ?
Elle fit « oui » de la même façon.
— D’où ça ?
Elle parut chercher, rassembler des souvenirs, puis murmura :
— De Perpignan.
Il fut de nouveau très satisfait et dit :
— Ah oui !
À son tour elle demanda :
— Toi, t’es marin ?
— Oui, ma belle.
— Tu viens de loin ?
— Ah oui ! J’en ai vu des pays, des ports et de tout.
— T’as fait le tour du monde, peut-être ?
— Je te crois, plutôt deux fois qu’une.
De nouveau elle parut hésiter, chercher en sa tête une chose oubliée, puis, d’une voix un peu différente, plus sérieuse :
— T’as rencontré beaucoup de navires dans tes voyages ?
— Je te crois, ma belle.
— T’aurais pas vu Notre-Dame-des-Vents, par hasard ?
Il ricana :
— Pas plus tard que l’autre semaine.
Elle pâlit, tout le sang quittant ses joues, et demanda :
— Vrai, bien vrai ?
— Vrai, comme je te parle.
— Tu mens pas, au moins ?
Il leva la main :
— D’vant l’bon Dieu ! dit-il.
— Alors, sais-tu si Célestin Duclos est toujours dessus ?
Il fut surpris, inquiet, voulut avant de répondre en savoir davantage.
— Tu l’connais ?
À son tour elle devint méfiante.
— Oh, pas moi ! C’est une femme qui l’connaît.
— Une femme d’ici ?
— Non, d’à côté.
— Dans la rue ?
— Non, dans l’autre.
— Qué femme ?
— Mais, une femme donc, une femme comme moi.
— Qué qué l’y veut, c’te femme ?