Ses mains, derrière ma tête, m’attiraient d’une pression lente, grandissante, irrésistible comme une force mécanique, vers le sourire animal de ses lèvres rouges où je collai soudain les miennes en enlaçant ce corps presque nu et chargé d’anneaux d’argent qui tintèrent, de la gorge aux pieds, sous mon étreinte.
Elle était nerveuse, souple et saine comme une bête, avec des airs, des mouvements, des grâces et une sorte d’odeur de gazelle, qui me firent trouver à ses baisers une rare saveur inconnue, étrangère à mes sens comme un goût de fruit des tropiques.
Bientôt… je dis bientôt, ce fut peut-être aux approches du matin, je la voulus renvoyer, pensant qu’elle s’en irait ainsi qu’elle était venue, et ne me demandant pas encore ce que je ferais d’elle, ou ce qu’elle ferait de moi.
Mais dès qu’elle eut compris mon intention, elle murmura :
— Si tu me chasses, où veux-tu que j’aille maintenant ? Il faudra que je dorme sur la terre, dans la nuit. Laisse-moi me coucher sur le tapis, au pied de ton lit.
Que pouvais-je répondre ? Que pouvais-je faire ? Je pensai que Mohammed, sans doute, regardait à son tour la fenêtre éclairée de ma chambre ; et des questions de toute nature, que je ne m’étais point posées dans le trouble des premiers instants, se formulèrent nettement.
— Reste ici, dis-je, nous allons causer.
Ma résolution fut prise en une seconde. Puisque cette fille avait été jetée ainsi dans mes bras, je la garderais, j’en ferais une sorte de maîtresse esclave, cachée dans le fond de ma maison, à la façon des femmes des harems. Le jour où elle ne me plairait plus, il serait toujours facile de m’en défaire d’une façon quelconque, car ces créatures-là, sur le sol africain, nous appartenaient presque corps et âme.
Je lui dis :
— Je veux bien être bon pour toi. Je te traiterai de façon à ce que tu ne sois pas malheureuse, mais je veux savoir ce que tu es, et d’où tu viens.
Elle comprit qu’il fallait parler et me conta son histoire, ou plutôt une histoire, car elle dut mentir d’un bout à l’autre, comme mentent tous les Arabes, toujours, avec ou sans motifs.
C’est là un des signes les plus surprenants et les plus incompréhensibles du caractère indigène : le mensonge. Ces hommes en qui l’islamisme s’est incarné jusqu’à faire partie d’eux, jusqu’à modeler leurs instincts, jusqu’à modifier la race entière et à la différencier des autres au moral autant que la couleur de la peau différencie le nègre du blanc, sont menteurs dans les moelles au point que jamais on ne peut se fier à leurs dires. Est-ce à leur religion qu’ils doivent cela ? Je l’ignore. Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait partie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez eux une sorte de seconde nature, une nécessité de la vie.
Elle me raconta donc qu’elle était fille d’un caïd des Ouled Sidi Cheik et d’une femme enlevée par lui dans une razzia sur les Touaregs. Cette femme devait être une esclave noire, ou du moins provenir d’un premier croisement de sang arabe et de sang nègre. Les négresses, on le sait, sont fort prisées dans les harems où elles jouent le rôle d’aphrodisiaques.
Rien de cette origine d’ailleurs n’apparaissait hors cette couleur empourprée des lèvres et les fraises sombres de ses seins allongés, pointus et souples comme si des ressorts les eussent dressés. À cela, un regard attentif ne se pouvait tromper. Mais tout le reste appartenait à la belle race du Sud, blanche, svelte, dont la figure fine est faite de lignes droites et simples comme une tête d’image indienne. Les yeux très écartés augmentaient encore l’air un peu divin de cette rôdeuse du désert.
De son existence véritable, je ne sus rien de précis. Elle me la conta par détails incohérents qui semblaient surgir au hasard dans une mémoire en désordre ; et elle y mêlait des observations délicieusement puériles, toute une vision du monde nomade née dans une cervelle d’écureuil qui a sauté de tente en tente, de campement en campement, de tribu en tribu.
Et cela était débité avec l’air sévère que garde toujours ce peuple drapé, avec des mines d’idole qui potine et une gravité un peu comique.
Quand elle eut fini, je m’aperçus que je n’avais rien retenu de cette longue histoire pleine d’événements insignifiants, emmagasinés en sa légère cervelle, et je me demandai si elle ne m’avait pas berné très simplement par ce bavardage vide et sérieux qui ne m’apprenait rien sur elle ou sur aucun fait de sa vie.
Et je pensais à ce peuple vaincu au milieu duquel nous campons ou plutôt qui campe au milieu de nous, dont nous commençons à parler la langue, que nous voyons vivre chaque jour sous la toile transparente de ses tentes, à qui nous imposons nos lois, nos règlements et nos coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout, entendez-vous, comme si nous n’étions pas là, uniquement occupés à le regarder depuis bientôt soixante ans. Nous ne savons pas davantage ce qui se passe sous cette hutte de branches et sous ce petit cône d’étoffe cloué sur la terre avec des pieux, à vingt mètres de nos portes, que nous ne savons encore ce que font, ce que pensent, ce que sont les Arabes dits civilisés des maisons mauresques d’Alger. Derrière le mur peint à la chaux de leur demeure des villes, derrière la cloison de branches de leur gourbi, ou derrière ce mince rideau brun de poil de chameau que secoue le vent, ils vivent près de nous, inconnus, mystérieux, menteurs, sournois, soumis, souriants, impénétrables. Si je vous disais qu’en regardant de loin, avec ma jumelle, le campement voisin, je devine qu’ils ont des superstitions, des cérémonies, mille usages encore ignorés de nous, pas même soupçonnés ! Jamais peut-être un peuple conquis par la force n’a su échapper aussi complètement à la domination réelle, à l’influence morale, et, à l’investigation acharnée, mais inutile du vainqueur.
Or, cette infranchissable et secrète barrière que la nature incompréhensible a verrouillée entre les races, je la sentais soudain, comme je ne l’avais jamais sentie, dressée entre cette fille arabe et moi, entre cette femme qui venait de se donner, de se livrer, d’offrir son corps à ma caresse et moi qui l’avais possédée.
Je lui demandai, y songeant pour la première fois :
— Comment t’appelles-tu ?
Elle était demeurée quelques instants sans parler et je la vis tressaillir comme si elle venait d’oublier que j’étais là, tout contre elle. Alors, dans ses yeux levés sur moi, je devinai que cette minute avait suffi pour que le sommeil tombât sur elle, un sommeil irrésistible et brusque, presque foudroyant, comme tout ce qui s’empare des sens mobiles des femmes.
Elle répondit nonchalamment avec un bâillement arrêté dans la bouche :
— Allouma.
Je repris :
— Tu as envie de dormir ?
— Oui, dit-elle.
— Eh bien ! Dors.
Elle s’allongea tranquillement à mon côté, étendue sur le ventre, le front posé sur ses bras croisés, et je sentis presque tout de suite que sa fuyante pensée de sauvage s’était éteinte dans le repos.