Moi, je me mis à rêver, couché près d’elle, cherchant à comprendre. Pourquoi Mohammed me l’avait-il donnée ? Avait-il agi en serviteur magnanime qui se sacrifie pour son maître jusqu’à lui céder la femme attirée en sa tente pour lui-même, ou bien avait-il obéi à une pensée plus complexe, plus pratique, moins généreuse en jetant dans mon lit cette fille qui m’avait plu ? L’Arabe, quand il s’agit de femmes, a toutes les rigueurs pudibondes et toutes les complaisances inavouables ; et on ne comprend guère plus sa morale rigoureuse et facile que tout le reste de ses sentiments. Peut-être avais-je devancé, en pénétrant par hasard sous sa tente, les intentions bienveillantes de ce prévoyant domestique qui m’avait destiné cette femme, son amie, sa complice, sa maîtresse aussi peut-être.
Toutes ces suppositions m’assaillirent et me fatiguèrent si bien que tout doucement je glissai à mon tour dans un sommeil profond.
Je fus réveillé par le grincement de ma porte ; Mohammed entrait comme tous les matins pour m’éveiller. Il ouvrit la fenêtre par où un flot de jour s’engouffrant éclaira sur le lit le corps d’Allouma toujours endormie, puis il ramassa sur le tapis mon pantalon, mon gilet et ma jaquette afin de les brosser. Il ne jeta pas un regard sur la femme couchée à mon côté, ne parut pas savoir ou remarquer qu’elle était là, et il avait sa gravité ordinaire, la même allure, le même visage. Mais la lumière, le mouvement, le léger bruit des pieds nus de l’homme, la sensation de l’air pur sur la peau et dans les poumons tirèrent Allouma de son engourdissement. Elle allongea les bras, se retourna, ouvrit les yeux, me regarda, regarda Mohammed avec la même indifférence et s’assit. Puis elle murmura :
— J’ai faim, aujourd’hui.
— Que veux-tu manger ? demandai-je.
— Kahoua.
— Du café et du pain avec du beurre ?
— Oui.
Mohammed, debout près de notre couche, mes vêtements sur les bras, attendait les ordres.
— Apporte à déjeuner pour Allouma et pour moi, lui dis-je.
Et il sortit sans que sa figure révélât le moindre étonnement ou le moindre ennui.
Quand il fut parti, je demandai à la jeune Arabe :
— Veux-tu habiter dans ma maison ?
— Oui, je le veux bien.
— Je te donnerai un appartement pour toi seule et une femme pour te servir.
— Tu es généreux, et je te suis reconnaissante.
— Mais si ta conduite n’est pas bonne, je te chasserai d’ici.
— Je ferai ce que tu exigeras de moi.
Elle prit ma main et la baisa, en signe de soumission.
Mohammed rentrait, portant un plateau avec le déjeuner. Je lui dis :
— Allouma va demeurer dans la maison. Tu étaleras des tapis dans la chambre, au bout du couloir, et tu feras venir ici pour la servir la femme d’Abd-el-Kader-el-Hadara.
— Oui, moussié.
Ce fut tout.
Une heure plus tard, ma belle Arabe était installée dans une grande chambre claire ; et comme je venais m’assurer que tout allait bien, elle me demanda, d’un ton suppliant, de lui faire cadeau d’une armoire à glace. Je promis, puis je la laissai accroupie sur un tapis du Djebel-Amour, une cigarette à la bouche, et bavardant avec la vieille Arabe que j’avais envoyé chercher, comme si elles se connaissaient depuis des années.
II
Pendant un mois, je fus très heureux avec elle et je m’attachai d’une façon bizarre à cette créature d’une autre race, qui me semblait presque d’une autre espèce, née sur une planète voisine.
Je ne l’aimais pas – non – on n’aime point les filles de ce continent primitif. Entre elles et nous, même entre elles et leurs mâles naturels, les Arabes, jamais n’éclôt la petite fleur bleue des pays du Nord. Elles sont trop près de l’animalité humaine, elles ont un cœur trop rudimentaire, une sensibilité trop peu affinée, pour éveiller dans nos âmes l’exaltation sentimentale qui est la poésie de l’amour. Rien d’intellectuel, aucune ivresse de la pensée ne se mêle à l’ivresse sensuelle que provoquent en nous ces êtres charmants et nuls.
Elles nous tiennent pourtant, elles nous prennent, comme les autres, mais d’une façon différente, moins tenace, moins cruelle, moins douloureuse.
Ce que j’éprouvai pour celle-ci, je ne saurais encore l’expliquer d’une façon précise. Je vous disais tout à l’heure que ce pays, cette Afrique nue, sans arts, vide de toutes les joies intelligentes, fait peu à peu la conquête de notre chair par un charme inconnaissable et sûr, par la caresse de l’air, par la douceur constante des aurores et des soirs, par sa lumière délicieuse, par le bien-être discret dont elle baigne tous nos organes ! Eh bien ! Allouma me prit de la même façon, par mille attraits cachés, captivants et physiques, par la séduction pénétrante non point de ses embrassements, car elle était d’une nonchalance toute orientale, mais de ses doux abandons.
Je la laissais absolument libre d’aller et de venir à sa guise et elle passait au moins un après-midi sur deux dans le campement voisin, au milieu des femmes de mes agriculteurs indigènes. Souvent aussi, elle demeurait durant une journée presque entière, à se mirer dans l’armoire à glace en acajou que j’avais fait venir de Miliana. Elle s’admirait en toute conscience, debout, devant la grande porte de verre où elle suivait ses mouvements avec une attention profonde et grave. Elle marchait la tête un peu penchée en arrière, pour juger ses hanches et ses reins, tournait, s’éloignait, se rapprochait, puis, fatiguée enfin de se mouvoir, elle s’asseyait sur un coussin et demeurait en face d’elle-même, les yeux dans ses yeux, le visage sévère, l’âme noyée dans cette contemplation.
Bientôt, je m’aperçus qu’elle sortait presque chaque jour après le déjeuner, et qu’elle disparaissait complètement jusqu’au soir.
Un peu inquiet, je demandai à Mohammed s’il savait ce qu’elle pouvait faire pendant ces longues heures d’absence. Il répondit avec tranquillité :
— Ne te tourmente pas, c’est bientôt le Ramadan. Elle doit aller à ses dévotions.
Lui aussi semblait ravi de la présence d’Allouma dans la maison ; mais pas une fois je ne surpris entre eux le moindre signe un peu suspect, pas une fois ils n’eurent l’air de se cacher de moi, de s’entendre, de me dissimuler quelque chose.
J’acceptai donc la situation telle quelle sans la comprendre, laissant agir le temps, le hasard et la vie.
Souvent, après l’inspection de mes terres, de mes vignes, de mes défrichements, je faisais à pied de grandes promenades. Vous connaissez les superbes forêts de cette partie de l’Algérie, ces ravins presque impénétrables où les sapins abattus barrent les torrents, et ces petits vallons de lauriers-roses qui, du haut des montagnes, semblent des tapis d’Orient étendus le long des cours d’eau. Vous savez qu’à tout moment, dans ces bois et sur ces côtes, où on croirait que personne jamais n’a pénétré, on rencontre tout à coup le dôme de neige d’une koubba renfermant les os d’un humble marabout, d’un marabout isolé, à peine visité de temps en temps par quelques fidèles obstinés, venus du douar voisin avec une bougie dans leur poche pour l’allumer sur le tombeau du saint.