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Quand le docteur arriva, il remua la tête gravement, et se tournant vers Hautot fils qui sanglotait sur une chaise :

— Mon pauvre garçon, dit-il, ça n’a pas bonne tournure.

Mais quand le pansement fut fini, le blessé remua les doigts, ouvrit la bouche, puis les yeux, jeta devant lui des regards troubles, hagards, puis parut chercher dans sa mémoire, se souvenir, comprendre, et il murmura :

— Nom d’un nom, ça y est !

Le médecin lui tenait la main.

— Mais non, mais non, quelques jours de repos seulement, ça ne sera rien.

Hautot reprit :

— Ça y est ! J’ai l’ventre crevé ! Je le sais bien.

Puis soudain :

— J’veux parler au fils, si j’ai le temps.

Hautot fils, malgré lui, larmoyait et répétait comme un petit garçon :

— P’pa, p’pa, pauv’e p’pa !

Mais le père, d’un ton plus ferme :

— Allons pleure pu, c’est pas le moment. J’ai à te parler, Mets-toi là, tout près, ça sera vite fait, et je serai plus tranquille. Vous autres, une minute s’il vous plaît.

Tous sortirent laissant le fils en face du père.

Dès qu’ils furent seuls :

— Écoute, fils, tu as vingt-quatre ans, on peut te dire les choses. Et puis il n’y a pas tant de mystère à ça que nous en mettons. Tu sais bien que ta mère est morte depuis sept ans, pas vrai, et que je n’ai pas plus de quarante-cinq ans, moi, vu que je me suis marié à dix-neuf. Pas vrai ?

Le fils balbutia :

— Oui, c’est vrai.

— Donc ta mère est morte depuis sept ans, et moi je suis resté veuf. Eh bien ! Ce n’est pas un homme comme moi qui peut rester veuf à trente-sept ans, pas vrai ?

Le fils répondit :

— Oui, c’est vrai.

Le père, haletant, tout pâle et la face crispée, continua :

— Dieu que j’ai mal ! Eh bien, tu comprends. L’homme n’est pas fait pour vivre seul, mais je ne voulais pas donner une suivante à ta mère, vu que je lui avais promis ça. Alors… tu comprends ?

— Oui, père.

— Donc, j’ai pris une petite à Rouen, rue de l’Éperlan, 18, au troisième, la seconde porte – je te dis tout ça, n’oublie pas, — mais une petite qui a été gentille tout plein pour moi, aimante, dévouée, une vraie femme, quoi ? Tu saisis, mon gars ?

— Oui, père.

— Alors, si je m’en vas, je lui dois quelque chose, mais quelque chose de sérieux qui la mettra à l’abri. Tu comprends ?

— Oui, père.

— Je te dis que c’est une brave fille, mais là, une brave, et que, sans toi, et sans le souvenir de ta mère, et puis sans la maison où nous avons vécu tous trois, je l’aurais amenée ici, et puis épousée, pour sûr… écoute… écoute… mon gars… j’aurais pu faire un testament… je n’en ai point fait ! Je n’ai pas voulu… car il ne faut point écrire les choses… ces choses-là… ça nuit trop aux légitimes… et puis ça embrouille tout… ça ruine tout le monde ! Vois-tu, le papier timbré, n’en faut pas, n’en fais jamais usage. Si je suis riche, c’est que je ne m’en suis point servi de ma vie. Tu comprends, mon fils !

— Oui, père.

— Écoute encore… Écoute bien… Donc, je n’ai pas fait de testament… je n’ai pas voulu… et puis je te connais, tu as bon cœur, tu n’es pas ladre, pas regardant, quoi. Je me suis dit que, sur ma fin, je te conterais les choses et que je te prierais de ne pas oublier la petite : – Caroline Donet, rue de l’Éperlan, 18, au troisième, la seconde porte, n’oublie pas. – Et puis, écoute encore. Vas-y tout de suite quand je serai parti – et puis arrange-toi pour qu’elle ne se plaigne pas de ma mémoire. – Tu as de quoi. – Tu le peux, – je te laisse assez… Écoute… En semaine on ne la trouve pas. Elle travaille chez Mme Moreau, rue Beauvoisine. Vas-y le jeudi. Ce jour-là elle m’attend. C’est mon jour, depuis six ans. Pauvre p’tite, va-t-elle pleurer !… Je te dis tout ça, parce que je te connais bien, mon fils. Ces choses-là on ne les conte pas au public, ni au notaire, ni au curé. Ça se fait, tout le monde le sait, mais ça ne se dit pas, sauf nécessité. Alors personne d’étranger dans le secret, personne que la famille, parce que la famille, c’est tous en un seul. Tu comprends ?

— Oui, père.

— Tu promets ?

— Oui, père.

— Tu jures ?

— Oui, père.

— Je t’en prie, je t’en supplie, fils, n’oublie pas. J’y tiens.

— Non, père.

— Tu iras toi-même. Je veux que tu t’assures de tout.

— Oui, père.

— Et puis, tu verras… tu verras ce qu’elle t’expliquera. Moi, je ne peux pas te dire plus. C’est juré ?

— Oui, père.

— C’est bon, mon fils. Embrasse-moi. Adieu. Je vas claquer, j’en suis sûr. Dis-leur qu’ils entrent.

Hautot fils embrassa son père en gémissant, puis toujours docile, ouvrit la porte, et le prêtre parut, en surplis blanc, portant les saintes huiles.

Mais le moribond avait fermé les yeux, et il refusa de les rouvrir, il refusa de répondre, il refusa de montrer, même par un signe, qu’il comprenait.

Il avait assez parlé, cet homme, il n’en pouvait plus. Il se sentait d’ailleurs à présent le cœur tranquille, il voulait mourir en paix. Qu’avait-il besoin de se confesser au délégué de Dieu, puisqu’il venait de se confesser à son fils, qui était de la famille, lui ?

Il fut administré, purifié, absous, au milieu de ses amis et de ses serviteurs agenouillés, sans qu’un seul mouvement de son visage révélât qu’il vivait encore.

Il mourut vers minuit, après quatre heures de tressaillements indiquant d’atroces souffrances.

II

Ce fut le mardi qu’on l’enterra, la chasse ayant ouvert le dimanche. Rentré chez lui, après avoir conduit son père au cimetière, César Hautot passa le reste du jour à pleurer. Il dormit à peine la nuit suivante et il se sentit si triste en s’éveillant qu’il se demandait comment il pourrait continuer à vivre.

Jusqu’au soir cependant il songea que, pour obéir à la dernière volonté paternelle, il devait se rendre à Rouen le lendemain, et voir cette fille Caroline Donet qui demeurait rue de l’Éperlan, 18, au troisième étage la seconde porte. Il avait répété, tout bas, comme on marmotte une prière, ce nom et cette adresse, un nombre incalculable de fois, afin de ne pas les oublier, et il finissait par les balbutier indéfiniment, sans pouvoir s’arrêter ou penser à quoi que ce fût, tant sa langue et son esprit étaient possédés par cette phrase.

Donc le lendemain, vers huit heures, il ordonna d’atteler Graindorge au tilbury et partit au grand trot du lourd cheval normand sur la grand-route d’Ainville à Rouen. Il portait sur le dos sa redingote noire, sur la tête son grand chapeau de soie et sur les jambes sa culotte à sous-pieds, et il n’avait pas voulu, vu la circonstance, passer par-dessus son beau costume la blouse bleue qui se gonfle au vent, garantit le drap de la poussière et des taches, et qu’on ôte prestement à l’arrivée, dès qu’on a sauté de voiture.