«Voyez-vous, aucune race non humaine ne pourra jamais devenir vraiment une race humaine digne de ce nom. Les psychologies, les métabolismes, les instincts, les types de pensée, tout est trop différent. Une race peut parvenir à saisir les caractéristiques d’une mentalité qui n’est pas la sienne, mais jamais complètement. Voyez déjà les difficultés que l’on éprouve à transposer d’une langue à l’autre. Et toute pensée est un langage, et le langage reflète les types fondamentaux de pensée. Même si elles sont les plus précises, les plus rigoureuses, les plus hautement élaborées que l’on puisse imaginer, la philosophie et la science d’une espèce donnée ne seront jamais totalement compréhensibles pour une autre espèce. Parce que, à partir d’une même réalité de base, chacune tirera des abstractions sensiblement différentes.
«Je voulais nous empêcher de devenir les esclaves spirituels de Sol. Skang était en retard: elle devait changer ses habitudes. Mais pourquoi le faire en adoptant un modèle totalement étranger? Pourquoi ne pas suivre plutôt une voie naturelle pour nous, notre voie?
Skorrogan haussa les épaules avant de conclure:
— C’est ce que j’ai fait. C’était un formidable pari, mais il a réussi. Nous avons sauvé notre culture; elle reste la nôtre. Poussés par la nécessité à devenir une civilisation scientifique, nous avons évolué selon nos propres méthodes.
«Vous connaissez le résultat. La sémantique de Dyrin a pris son essor, alors que les savants soliens la vouaient à l’échec dès le début. Nous avons mis au point le vaisseau tétraédrique, que tous les ingénieurs humains jugeaient inconcevable, et nous traversons aujourd’hui la Galaxie pendant qu’une flotte spatiale ancienne fait le trajet de Sol a Alpha du Centaure. Nous avons perfectionné l’utilisation de l’espace, la psychosymbologie propre à notre race — et qui n’est valable pour aucune autre — le nouveau système agronomique qui sauvegarde l’existence du propriétaire individuel, institution qui est le fondement de notre culture. Bref, tout! En cinquante ans, Cundaloa a été révolutionnée, mais Skontar s’est révolutionnée: il existe entre les deux un univers de différence.
«Et nous avons par-là même sauvé les valeurs immatérielles qui nous sont propres: l’art, l’artisanat, les coutumes originales de notre peuple, la musique, la langue, la littérature, la religion. L’ampleur de notre réussite ne nous a pas seulement emmenés jusqu’aux étoiles, faisait de nous l’une des grandes puissances de la Galaxie, elle est en train de provoquer une renaissance du culte de ces valeurs intangibles comme en ont connu peu d’Ages d’Or dans l’histoire de la civilisation. Et ce, uniquement parce que nous sommes restés nous-mêmes.
Il se tut, et Thordin ne trouva rien à dire pendant un moment. Ils étaient arrivés dans une petite rue plus tranquille située dans un vieux quartier où la plupart des maisons remontaient à une époque antérieure à la venue des Soliens, et où l’on pouvait encore voir porter le vieux costume original cundaloien. Un groupe de touristes humains en visite dans ce secteur de curiosités était agglutiné autour d’un étalage de poterie en plein air.
— Eh bien, qu’en pensez-vous? interrogea Skorrogan au bout d’un moment. N’êtes-vous pas convaincu?
Thordin se caressa le menton dans un geste embarrassé:
— Je ne sais pas. Tout ceci est si nouveau, si brusque pour moi. Peut-être avez-vous raison, peut-être pas. Il faut que je réfléchisse un peu.
— J’ai eu cinquante ans pour y réfléchir moi-même fit Skorrogan sur un ton glacial. Je suppose que vous avez droit à quelques minutes.
Ils s’approchèrent de l’étalage. Un vieux Cundaloien était assis derrière, au milieu d’un bric-à-brac d’articles divers, de vases, bols, coupes aux couleurs brillantes. De l’artisanat du pays. Une touriste était en train de marchander un article.
— Regardez, dit Skorrogan à Thordin. Avez-vous déjà vu de l’artisanat cundaloien? Ceci n’est qu’une production bon marché fabriquée en milliers d’exemplaires pour les touristes. Tout, dans la conception comme dans la façon, sent la mauvaise qualité. Pourtant, chaque dessin, chaque ligne avait une signification autrefois.
Leur regard tomba sur un vase posé à côté du vieil artisan, et même le Valtam, pourtant peu sujet aux manifestations extérieures d’émotion, ne put s’empêcher de laisser échapper un «oh!» d’admiration. Quelle lumière dans ce vase! On aurait pu croire qu’il vivait. Quelqu’un avait mis toute sa passion, tout son amour dans la perfection dépouillée, lumineuse, du
dessin et la grâce des longues courbes lisses. Peut-être l’auteur avait-il pensé: «Ce vase continuera à vivre même après ma mort.»
Skorrogan ne put retenir lui non plus une exclamation d’appréciation:
_ Voilà un vase ancien authentique. Il doit bien avoir un siècle. Une véritable pièce de musée! Comment peut-il se trouver ici?
Les touristes humains s’écartèrent légèrement pour laisser s’approcher les deux géants skontariens, et, au fond de lui-même, Skorrogan éprouva une satisfaction amusée en voyant l’expression qui se peignait sur leur visage: Ils nous respectent et ont peur de nous. Sol ne hait plus Skontar: il l’admire. Il envoie sa jeunesse apprendre notre science et notre langue. Mais qui attache encore de l’importance à Cundaloa?
La touriste suivit la direction de leur regard et, découvrant à son tour le splendide vase, elle se tourna vers le marchand:
— Combien celui-ci?
— Pas vendre, répondit le Cundaloien. Sa voix n’était presque qu’un murmure, et il serra un peu plus sur sa poitrine sa cape toute râpée.
— Toi vendre, insista-t-elle avec un sourire étincelant qui sentait l’artificiel à plein nez. Moi te donner beaucoup d’argent. Te donner dix crédits.
— Pas vendre.
— Je te donne cent crédits. Vends!
— Celui-ci à moi. Famille l’avoir depuis longtemps, longtemps. Pas vendre.
— Cinq cents crédits! cria-t-elle presque en lui agitant l’argent devant le nez.
Il serra le vase contre sa poitrine décharnée en levant vers elle des yeux sombres où les larmes commençaient à affluer:
— Pas vendre. T’en aller! Pas vendre amaui!..
Thordin saisit Skorrogan par le bras et l’entraîna en murmurant:
— Allons-nous-en. Partons. Rentrons à Skontar.
— Déjà?
— Oui, oui. Vous aviez raison, Skorrogan. Vous aviez raison, et je vais faire des excuses publiques. Vous êtes le plus grand sauveur de notre histoire. Mais de grâce, rentrons!
Ils remontèrent rapidement la rue. Thordin essayait de toutes ses forces d’oublier le regard du vieux Cundaloien. Mais il se demandait s’il y parviendrait jamais.