Выбрать главу

« Les anges du bien et du mal, commente Ayse Erkoç en se penchant vers la gravure. J’aime William Blake. J’aime ses visions, le feu prophétique qui se consume dans son art et sa poésie, le caractère abouti de sa cosmologie. J’ai admiré ses écrits, ses dessins dans des in-folio et à Londres. À de rares, très rares, occasions, j’ai vendu des originaux de William Blake. Ce que vous m’apportez n’en est pas. Ça n’a aucune valeur. Le papier n’est pas le bon, le texte est digne d’un enfant de cinq ans, je peux renifler l’odeur d’eau de Javel d’où je me trouve et j’ai même relevé une faute d’orthographe. Vous insultez mon professionnalisme. »

Les joues de Topaloglu rougissent et frémissent, tant il est gêné. Ayse les assimile à deux tranches de foie avarié. Des abats séparés par une large moustache de paysan.

« Je n’avais pas l’intention de vous offenser, madame Erkoç.

— Il existe un monde – non, tout un univers – qui sépare une provenance douteuse d’un faux de bazar, poursuit-elle. Si ça me saute aux yeux, mes clients ne seront pas dupes. Ce sont des connaisseurs au même titre que moi, pour ne pas dire bien plus. Ce sont des passionnés, des investisseurs avertis, des personnes qui aiment l’art religieux plus que toute autre chose. S’ils peuvent faire abstraction de la façon dont j’ai acquis telle ou telle pièce, son authenticité est pour eux capitale. Si ma clientèle apprend que j’ai proposé un faux, elle s’adressera à Fine Arts d’Antalya ou à la galerie Salyan. »

L’humiliation de Topaloglu est à son comble. C’est un petit trafiquant miteux qui a une âme de vendeur de tapis, pense Ayse. C’est Abderrahmane qui le lui a recommandé, en déclarant qu’il pouvait lui procurer des miniatures d’Ispahan. Il faudra qu’elle lui en touche deux mots.

« Je devrais reconsidérer notre collaboration. »

Il est livide, désormais. Hafize, son assistante indiscrète toujours encline à se mêler de ce qui ne la regarde pas, arrive et prend avec des airs supérieurs son verre de thé sur le plateau. Elle s’est de nouveau coiffée d’un foulard. Il faudra également qu’Ayse lui en parle. Elle affiche un peu trop ses opinions depuis que le tarikat, ce groupe d’études islamiques, a entamé ses réunions dans les vieilles cuisines du couvent. Ayse a remarqué les regards que lui adressent ces jeunes gens, lorsqu’elle abaisse le rideau de la galerie le soir venu. Ils voudraient la chasser, elle et ses images idolâtres. Qu’ils essayent ! Les Erkoç ont des connaissances influentes et de l’argent.

« Qu’avez-vous d’autre à me proposer ? »

Topaloglu étale devant lui les miniatures, comme une diseuse de bonne aventure le ferait avec ses tarots. Il a des dents d’âne à l’émail jauni. Mal à l’aise, Ayse se penche vers ce qu’il a disposé sur la table de l’arrière-boutique et encliquette la loupe sur l’oculaire de son ceptep. « Elles sont authentiques », affirme Topaloglu.

Mais médiocres, complète Ayse en étudiant les coups de pinceau, l’encadrement, les détails du décor. Dans les écoles d’Ispahan et de Topkapi, les miniatures étaient l’œuvre de nombreuses personnes. Chaque artiste avait sa spécialité et il consacrait son existence à perfectionner sa technique. Il y avait les maîtres des roses, des nuages, des rochers. Certains ne peignaient jamais rien d’autre que des tuiles. Ce sont de toute évidence des miniatures d’apprentis. Le contraste entre les personnages dessinés avec soin et le décor bâclé est énorme. Les yeux magnifiques, ce détail minuscule manque encore. Les grands miniaturistes, tous anonymes et uniquement reconnaissables à leur style, pouvaient peindre un treillage, un paravent ou un mur carrelé en utilisant un cheveu. Il s’agit là d’une production en série pour des recueils de poésie soufie, du genre que les petits Pasas et beys achètent en grande quantité afin d’impressionner leurs subalternes.

« De la camelote, rien que de la camelote. Est-ce tout ? Qu’y a-t-il dans le carton à chaussures ? »

Topaloglu l’a gardé près de lui, en partie dissimulé sous le pan de sa veste. Un carton de Nike, d’un style démodé depuis cinq ans, relève Ayse. Au moins a-t-il mis des chaussures convenables, pour venir la voir, cirées comme il se doit. Les chaussures en disent long sur le compte d’un homme, d’après l’expérience d’Ayse.

« Seulement des choses que vous qualifieriez de pacotille.

— Montrez-les-moi. »

Sans attendre que Topaloglu s’exécute, Ayse retire le couvercle de la boîte. Elle voit effectivement un monceau de babioles : croix arméniennes, encensoirs orthodoxes, deux couvertures de Coran vert-de-grisées. Des articles de bazar pour touristes. Au milieu du cuivre terni, quelques reflets argentés. Des Corans miniatures. C’est avec plus d’intérêt qu’Ayse les aligne sur la table. Les ampoules encastrées dans le plafond font miroiter les petites boîtes d’argent de la grosseur du pouce.

« Voilà qui est mieux.

— Ce sont des bibelots pour pèlerins à vingt euros.

— Pour vous, monsieur Topaloglu. Pour moi, et pour ceux qui les collectionnent, ce sont autant d’anecdotes. » La loupe de cristal sur un œil, elle tapote un étui argenté du XXe siècle, un boncuk, un charme porte-bonheur. « Un garçon est incorporé dans l’armée. Malgré tous ses efforts, sa mère ne réussit pas à lui faire attribuer un poste sans danger, comme dans la gendarmerie ou la police touristique, et elle lui achète ce saint Coran. Garde sur toi la parole de Dieu et Il te serrera contre son sein. » Un étui en or du début du XIXe siècle, aux filigranes délicats. « Après avoir consacré des années à accumuler des richesses, un négociant de Konya se libère enfin de ses obligations pour entreprendre le hadj. Sa concubine lui donne un souvenir. N’oublie pas, le monde t’attend.

— Comment savez-vous qu’il provient de Konya ?

— C’est du plus pur style mevlevi, mais ce n’est pas pour autant un souvenir d’un pèlerinage au mausolée de Rumi. Les Corans pour touristes sont fabriqués en série, alors que nous avons là un objet finement travaillé… avec autant d’argent que de dévotion. Et celui qui apprend à voir ces choses commence à entendre les récits qui s’y rapportent. »

Ayse laisse reposer son doigt sur un petit Coran d’argent pas plus gros que le pouce, aussi délicat qu’une prière.

« Voilà un Coran persan du XIIIe siècle, mais il a été divisé. Un Coran coupé en deux ? » Elle ouvre le boîtier et dépose les saintes écritures dans la paume de sa main. « Quelle peut bien être son histoire ? Une promesse, un couple séparé, un affrontement familial, un engagement, un contrat ? C’est intrigant, et c’est ce qui fait tout son intérêt. Comme vous l’avez déclaré, ce ne sont que des babioles. Leur histoire, voilà ce qui trouvera toujours preneur. » Ayse remet le minuscule demi-Coran dans sa boîte. « Je prends les trois. Le reste ne vaut rien. Cinquante euros pièce.

— Je pensais à trois cents.

— Ne venez-vous pas de me dire qu’ils ne valent pas plus de vingt euros ? Deux cents pour les trois.

— En espèces ?

— En espèces. »

Topaloglu accepte de la tête.

« Hafize va vous régler. Je suis preneuse, si vous en avez d’autres. Nous verrons plus tard, en ce qui concerne les miniatures. »

Un large sourire révèle la denture rurale de Topaloglu.

« Traiter des affaires avec vous est toujours un plaisir, madame Erkoç. »

Des bruits de pas dans l’escalier et sur le plancher de la galerie. Les talons d’Hafize. Tête voilée mais chaussures de marque. Un coup frappé à la porte. Une expression qui traduit autant de surprise que de méfiance.