« Un client, madame.
— Je vais le recevoir. Pouvez-vous régler M. Topaloglu ? Nous sommes convenus de deux cents euros pour ces trois objets.
— En liquide », rappelle Topaloglu.
Hafize prélèvera vingt pour cent de la somme pour ses « frais de dossier ». Pour une jeune femme qui aspire à la respectabilité, elle est une négociatrice aussi acharnée que n’importe quel camelot qui brade des maillots de foot sur les quais d’Eminönü.
Du balcon qui fait le tour des lieux, Ayse baisse les yeux sur la vieille semahane, la piste sur laquelle à une autre époque les derviches tournaient comme des toupies pour atteindre l’extase divine. Un homme se penche sur une boîte contenant des Torahs. Le grand chandelier de cuivre le dissimule, mais Ayse entrevoit en travers de son dos une ondulation brillante, des reflets huileux évoquant une flaque d’Eskiköy. Une veste en nanotissé, visiblement très coûteuse.
Pendant qu’Ayse descend les marches, Adnan lui adresse un clip vidéo qui gazouille sur son ceptep. Elle entrevoit l’étendue du Bosphore, un bateau blanc amarré, des mouettes qui plongent, un lent panoramique du détroit en direction du pont. Un méthanier passe. Adnan laisse la caméra s’attarder sur ce navire. Son palais, son rêve, lorsqu’il aura mené Turquoise à son terme. Même si c’est du mauvais côté du Bosphore, jeune Anatolien, alors qu’elle rêve de regagner l’Europe.
« Ayse Erkoç. »
Le client prend sa main tendue. Les cartes de visite électroniques crépitent d’une paume à l’autre.
« Haydar Akgün. Je jetais un œil à vos manuscrits hébraïques. On trouve une microcalligraphie très délicate, ici. »
Des motifs moirés, noir soutenu sur noir moins profond, les filigranes du tissu de son costume. Argent aux poignets. Ayse aime l’argent. C’est un symbole de retenue.
« C’est en fait une double microcalligraphie. En l’examinant de plus près, vous découvrirez des caractères à l’intérieur des caractères. »
Akgün se penche vers la page et utilise son ceptep. Des lasers dansent devant son œil et projettent une image grossie sur sa rétine. Le feuillet est extrait d’un des livres du Pentateuque, les lettres sont encadrées par un ensemble décoratif de tiges florales entrelacées, de treillage et d’un bestiaire héraldique fantastique, animaux à tête de dragon et queue de serpent. La décoration séduit l’œil, ce qu’il y a sous la surface éblouissante révèle les contours de ce qui est un ensemble d’écrits microcalligraphiques. C’est seulement une fois grossi que le niveau suivant apparaît : des lettres à leur tour constituées de chaînes de lettres encore plus petites. Les yeux d’Akgün s’écarquillent.
« C’est extraordinaire ! Je n’ai vu une chose pareille qu’à deux reprises. La première fois, c’était dans une boutique à Paris, l’autre dans un codex de la British Library. Séfarade, je présume ? Espagnol, portugais ?
— Vous avez vu juste en parlant du Portugal. Cette famille a fui de Porto à Constantinople au XVe siècle. La bordure microcalligraphique est une généalogie du roi David extraite du Livre de Ruth.
— C’est exceptionnel, déclare Akgün en étudiant les entrelacs.
— Merci. »
Il s’agit d’une des pièces qu’Ayse aime le plus. Il a fallu distribuer bon nombre d’enveloppes pleines d’euros pour la soustraire à la convoitise de la police des antiquités. Dès l’instant où son contact au sein de ces services lui a montré le Pentateuque, elle n’a reculé devant rien pour se l’approprier. D’autres auraient pu faire cela pour le prestige, le plaisir de tout contrôler, les sommes en jeu. Pour Ayse, c’était la beauté, la magnificence qui suivait des spirales dans les textes araméens et syriaques vers le grec démotique de l’Oxyrhynchos, l’hébreu mis péniblement d’équerre des étudiants du Talmud de Lisbonne et de Milan, la calligraphie divine des scribes coraniques de Bagdad, de Fès et de l’érudite Grenade. Un courant qui se poursuivrait par les lignes organiques de l’illumination évangélique des monastères allant de Sainte-Catherine à Cluny, sous l’éternelle lumière des icônes grecques et arméniennes, en passant par les détails fins comme des cheveux des miniaturistes persans jusqu’aux lignes consumées par le feu de l’imagination de Blake. Pourquoi vendre de la beauté, si ce n’était pour s’y vautrer ?
« On se demande combien de fois tout cela se répète, de l’écriture dans l’écriture dans l’écriture dans l’écriture…, déclare Akgün. Jusqu’à la nanographie, qui sait ? Estimez-vous que c’est comparable et que la puissance est inversement proportionnelle à la taille ? Existe-t-il des niveaux si infinitésimaux qu’ils nous influencent profondément bien qu’il soit impossible d’en prendre connaissance ? »
Ayse lève les yeux vers le balcon où Hafize guide Topaloglu vers l’escalier du fond, pour qu’il sorte par le vieux cimetière du tekke. Hafize déplie discrètement trois doigts. Elle a obtenu trente pour cent de rabais. Brave fille. La galerie Erkoç a grand besoin de tout l’argent qu’il est possible de grappiller.
« Je vous demande pardon ?
— Je parlais d’une nanographie qui pénètre notre esprit pour nous inciter à croire en Dieu.
— Si certains ont été capables de réaliser une chose pareille, ce sont les Séfarades, dit-elle.
— Des gens d’une grande subtilité », approuve Akgün. Il se redresse au-dessus du document. « On vous dit capable de dénicher des choses quasiment introuvables.
— Il faut toujours additionner les compliments d’un concurrent d’une pincée de sel, mais j’ai effectivement un certain… talent. Y a-t-il une chose que vous cherchez tout particulièrement ? Mes plus belles pièces sont à l’étage.
— Je doute que vous l’ayez en stock. C’est un objet aussi rare que précieux, mais s’il est possible de le trouver c’est nécessairement à Istanbul. Et si vous réussissez à me le procurer, je suis prêt à débourser un million d’euros. »
Ayse s’est fréquemment demandé ce qu’elle éprouverait si une somme à même de modifier radicalement son existence lui était un jour proposée. Adnan parle de l’exaltation palpable des millions empruntés pour ses transactions sur le gaz et qu’il transforme en profits pharamineux. Il ne faut pas se laisser séduire par l’argent, dit-il. La mort est souvent au bout de ce chemin. Mais quand un type en costume à mille euros en propose un million, comment pourrait-on résister à la tentation ?
« C’est une somme conséquente, monsieur Akgün.
— En effet, et je ne m’attends pas à ce que vous vous engagiez dans un tel projet sans un acompte. »
Il sort de l’intérieur de sa veste une enveloppe blanche pansue qu’il remet à Ayse. Elle la prend et ordonne à ses doigts de ne pas la palper pour tenter de déterminer le nombre de billets en fonction de son épaisseur.
« Vous n’avez pas encore précisé de quoi il s’agit. »
Hafize a raccompagné M. Topaloglu et elle revient préparer le thé qu’elle sert à tous les clients. Mais son empressement habituel vient d’être balayé par ces mots : un million d’euros.
« C’est très simple, déclare Akgün. Je souhaite acquérir un homme mellifié. »
Leyla est dans le 19, coincée contre un poteau et vêtue de son plus bel ensemble et chaussures assorties. Son menton effleure le sternum d’un grand étranger à l’odeur de lait, et elle a derrière elle un type corpulent entre deux âges dont la main baladeuse descend constamment vers ses fesses. S’il recommence, elle lui balancera un coup de genoux dans les parties. Qu’est-ce qu’ils attendent ? Cela fait déjà cinq bonnes minutes que le tram s’est brusquement arrêté au milieu de Necatibey Cadessi. L’IETT ne sait donc pas qu’elle doit se présenter à un entretien d’embauche ? Et il fait chaud, de plus en plus chaud. Elle sue, dans sa seule et unique tenue de circonstance.