Bien, revenons à ces quatre filles du Sud qui partageaient un petit appartement malodorant du tekke Adem Dede. Toutes furent diplômées de l’école de commerce Marmara le même jour. Puis l’une alla travailler à Francfort, dans une banque d’affaires. Une autre déménagea pour lancer une succursale de grande enseigne sur une colline désertique proche d’Ankara. Cinq semaines plus tôt, Zehra avait annoncé qu’elle retournait à Antalya pour épouser un petit ami dont nul n’avait jamais suspecté l’existence, et Leyla s’était retrouvée sans amies, sans argent et sans travail dans le vieux couvent croulant des derviches, la seule du lot à ne pas s’être assuré un semblant d’avenir. Un but qui serait difficile à atteindre, compte tenu du grand nombre de brillantes jeunes filles diplômées en marketing que comptait Istanbul. Jour après jour, facture après facture, l’argent fondait comme neige au soleil mais une chose était certaine : elle ne retournerait jamais dans l’appartement grouillant d’individus hurleurs constamment survolé par des avions.
Leyla compte les marches : trente et une, trente-deux, trente-trois. La disposition des rues lui est familière, car elle vient d’atteindre l’extrémité de la ruelle des Teinturiers. Elle est à moins de deux cents mètres de chez elle. Elle pourrait y faire un saut, pour troquer ses chaussures contre d’autres plus confortables. Douze minutes. Si elle atteint Inönü Cadessi, elle y trouvera des bus, des dolmus et – même si cela doit lui coûter tout le liquide qui lui reste – des taxis, mais il faudrait que tout se déroule sans anicroches, ce qui est pratiquement impossible à Istanbul. Ses doigts tremblent, un effet de la fatigue. Elle entend un bourdonnement dans ses oreilles. Dieu, elle est mal en point ! Trop de nuits passées devant le téléviseur, parce qu’il fait entrer des voix et des vies dans cet appartement lugubre. Puis Leyla prend conscience que ce ne sont pas les battements de son cœur. Ce qu’elle perçoit a une origine extérieure. Elle est au cœur d’un nuage de moustiques. Elle agite les mains pour les chasser… Filez, sales bêtes ! Le nuage noir s’écarte et s’agglutine, devient une libellule en vol stationnaire. Elle retient sa respiration, terrifiée. Même Leyla Gültasli a entendu parler de ces choses. Vers le haut et le bas de la ruelle des Teinturiers des gens s’immobilisent pendant que les flicbots contrôlent les identités. La machine fait du surplace sur ses ailes nervurées en éventail. Vite, vite ! Elle a un entretien d’embauche dans dix minutes, dix… Leyla pourrait broyer cette machine dans sa main et repartir sans attendre, mais elle ne l’ose pas. Les soldats, il est toujours possible de leur faire les yeux doux, flirter un peu pour les flatter et les inciter à vous autoriser à passer. Les soldats sont des hommes. Elle a entendu dire que les flicbots peuvent vous piquer, qu’ils ont un dard empoisonné. Celui qui les défie le tente à ses risques et périls. Mais celui-ci est lent, bien trop lent, et elle est en retard, en retard. Elle cille face au laser : le drone de sécurité relève ses empreintes rétiniennes. Puis la libellule bat des ailes pour remonter avant de se disperser en une bouffée de grains de poussière. Leyla est libre de repartir. Vers le haut et le bas des marches de la ruelle des Teinturiers tous les insectes policiers s’évaporent. Elle a franchi le point de contrôle, mais elle est en retard, irrémédiablement, horriblement en retard.
Toute la circulation déviée du lieu de l’explosion a été envoyée dans Inönü Cadessi. Leyla gémit face à la masse de véhicules immobilisés, pare-chocs contre pare-chocs, portière contre portière. Les klaxons beuglent sans discontinuer. Elle se faufile. Une petite bulle citadine pile soudain et Leyla zigzague devant elle. Le conducteur écrase l’avertisseur mais elle se dégage en lui adressant un geste inélégant. Il y a un bus, il y a un bus ! Elle effectue des passes de toréador dans la circulation qui la cerne, plus près, toujours plus près du moyen de transport. La file de passagers se réduit. Les portes se referment. Maudites chaussures, pourquoi les a-t-elle choisies ? Le bus quitte l’arrêt mais elle peut encore le rattraper, elle le peut ! Leyla martèle la porte. Deux écoliers la lorgnent méchamment. Elle court sur le côté du bus qui se traîne, en tapant sur la carrosserie. « Stop stop stop stop ! » Puis une trouée apparaît et une bouffée de biocarburant aromatisé parvient à ses narines. Leyla reste là et jure comme les véhicules repartent et la contournent ; un florilège de bons vieux jurons de planteurs de tomates du Sud.
Dolmus dolmus dolmus. Il y en a tout un tas, de ces minibus à l’arrière incliné qui se pelotonnent les uns contre les autres telles des bigotes à la sortie de la messe, mais ils sont trop éloignés, trop loin de l’arrêt, et même si elle pouvait en héler un il lui faudrait se déplacer à la vitesse de la lumière pour atteindre son but dans les temps. Et encore… Même le Prophète monté sur Burak n’arriverait pas chez Gençler avant l’heure prévue pour l’entretien. Leyla gémit, lève les bras de désespoir au milieu d’Inönü Cadessi paralysée. La sonnerie de l’alarme de son ceptep confirme son échec. Trop tard. Éliminée. Inutile d’insister. Ce ne sont pas les Leyla Gültasli qui manquent, à Istanbul.
« J’aurais fait l’affaire ! s’emporte-t-elle en pleine rue. Je convenais parfaitement pour ce poste ! »
Elle en a mal au ventre, dans son ensemble et ses chaussures qu’elle trouve soudain ridicules, comme son sac bon marché. Elle a besoin de cet emploi, besoin d’argent, elle refuse de retourner dans cet appartement avec vue sur les pistes mais, plus que tout, elle ne veut plus jamais revoir le soleil se refléter sur les kilomètres sans fin de plastique qui recouvre les champs et les jardins de Demre et inhaler l’odeur étouffante et narcotique des tomates. Leyla est sur le point d’éclater en sanglots au milieu des embouteillages qui paralysent Inönü Cadessi. Il ne le faut pas. Nul ne doit la voir craquer. Rentre chez toi. Demain, tu te seras ressaisie et tu iras les voir, pour leur démontrer ce que tu vaux. Aujourd’hui, emporte-toi, pleure et défoule-toi sur tout ce qui t’entoure… mais là où personne ne peut en être témoin. Pourquoi, mais pourquoi faut-il que ce soit aujourd’hui qu’un connard a décidé de se faire sauter le caisson pour aller retrouver son Dieu ? C’est tellement égoïste… comme d’ailleurs tous les suicides.
Elle a redescendu la moitié des marches qui la séparent de la place Adem Dede quand son ceptep reçoit un appel. Sous-tante Kevser. La dernière personne à laquelle elle voudrait parler, aujourd’hui. Son pouce s’attarde au-dessus de l’icône d’appel rejeté. Elle ne peut pas. Tu dois être constamment disponible. C’est un mantra qu’on lui a martelé à l’école de commerce.
« Tu en as mis, du temps ! »
Comme toujours, sous-tante Kevser a tout d’une maîtresse d’école lorsqu’elle s’adresse à Leyla.
« J’étais occupée.
— Occupée ? » Tous partent du principe que ses aspirations sont secondaires. Les femmes doivent renoncer à tout, pour la famille. Ça se passe comme ça, à Demre, et à Istanbul aussi.
« Rien d’important, rassure-toi.
— Bien, bien. Rappelle-moi, c’est quoi tes études ? »
Tu le sais parfaitement ! Je ne peux pas te voir, mais je sais que grand-tante Sezen se tient derrière toi et te dirige de son fauteuil.
« Marketing.
— Est-ce que trouver des commanditaires pour financer un projet fait partie de ces activités ?
— Absolument.
— Hmm. »
Tu vas accoucher, oui ?