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— Bon sang, oui. Oui. Je crois savoir où. » Adnan saisit des instructions dans l’IA de conduite. « Quand j’étais chez Özer…» Il s’interrompt. « Je trouve bizarre de dire ça. C’est comme si j’avais perdu une dent. Quand j’étais chez Özer avec les autres, nous nous prenions pour les UltraLords de l’Univers, tu sais, cette série télévisée pour les gosses avec Draksor, Ultror, Terrak et Hydror. UltraLorrrrds… Voilà le genre de choses qu’on faisait, là-bas. Il y avait un autre dessin animé que j’aimais beaucoup, je crois que c’était un remake d’une vieille série américaine avec deux gosses, un garçon et une fille qui détenaient les deux moitiés d’une bague magique. Un classique, ils se battaient contre le crime, ils affrontaient des démons, tout le cinéma, mais lorsqu’ils avaient des ennuis ils n’avaient qu’à réunir les deux moitiés de la bague et à crier Shazam ! pour qu’un gros génie en pantalon bouffant apparaisse et botte le cul des méchants. Naturellement, on avait tôt fait de comprendre que l’histoire n’avait de l’intérêt que si les méchants en question avaient volé une des bagues ou que le génie était coincé quelque part, ce qui obligeait les enfants à déployer des trésors d’ingéniosité pour s’en tirer. »

Adnan prend sa moitié du Coran des Gültasli et le tient dans sa main. Ayse l’apparie au sien.

« Shazam ! lance Adnan à l’instant où Ayse complète le livre.

— Shazam ! »

Puis Adnan enclenche l’autodrive, incline son siège et passe à l’arrière en souriant comme un millionnaire. Ayse rit et secoue sa chevelure avant d’incliner elle aussi son siège et de basculer sur le flanc pour se retrouver face à lui, pendant que l’Audi suit une trajectoire parabolique au-dessus du Bosphore dans un fleuve ininterrompu et intarissable de véhicules et de lumières.

Il y a de nombreux recoins paisibles, dans le jardin. Assis sur la bordure de la fontaine, Necdet Hasgüler répertorie les différentes formes de silence comme s’il chassait des papillons. Il y a le silence de l’insonorisation, car les boiseries de la maison des derviches réduisent les grondements de la ville à un simple murmure. La pierre et le béton renvoient les sons, le bois est organique et il les absorbe. Il y a le silence de ce qui est à peine audible comme le filet d’eau de la fontaine, les pas du lézard qui vit dans son socle, le piqué de l’oiseau qui va se percher sur l’avant-toit de la galerie et le considérer d’un œil puis de l’autre avant de reprendre son vol. Il y a le silence de l’être, les sombres piliers du couvent, les carreaux bleu et blanc, le marbre de la fontaine des ablutions, les odeurs d’eau et de vieux bois décoloré par le soleil, de terre et de végétation. Il y a le silence du vide, absence de gens, de voix, de questions. Il y a le silence de la présence, car se trouvent dans ce jardin Necdet et le Saint vert.

« Salut, mon ami », murmure Necdet. Assis sur le banc de pierre où poussent les roses, Hizir lui répond d’un hochement de tête. Le médecin militaire qui a soigné ses mains et l’a examiné après l’intervention à Kayisdagi lui a raconté une histoire sur Mevlâna, le grand saint dont l’ordre a bâti ce tekke. Mevlâna avait un ami, Chams de Tabriz, un frère spirituel, l’autre moitié de son âme, un seul esprit pour deux corps. Ensemble, ils explorèrent les profondeurs de Dieu lors d’interminables conversations. Jaloux de leur « unicité », les derviches assassinèrent discrètement Chams de Tabriz. En constatant qu’il ne pouvait trouver son ami, Mevlâna arriva à la seule conclusion possible, autrement dit qu’ils avaient fusionné et que Chams était devenu une partie de lui-même.

Pourquoi devrais-je le chercher ? Je suis identique à lui. Son essence s’exprime à travers moi. Je me cherchais moi-même.

Necdet sait pendant combien de temps Hizir restera auprès de lui.

« Et les autres ?

— Nous les surveillerons, bien entendu, mais nous n’avons aucune raison de les retenir. Ils ne sont pas malades. Comme toi, ils sont passés du stade de l’illusion à une configuration plus stable. Ce qui semble leur avoir octroyé des facultés supplémentaires que nous ne pouvons expliquer faute d’en connaître les principes, et plus encore le langage. Une conscience plus étendue ? Une conscience différente ?

— Ça va durer longtemps, docteur ? »

Il a posé cette question au médecin après que cet homme lui a raconté l’histoire de Chams de Tabriz. Selon la volonté de Dieu. La roue tourne. Après que son frère l’a conduit en sécurité, l’a aidé, a veillé sur lui, c’est au tour de Necdet d’assister Ismet. La fraternité est puissante mais les hommes sont stupides, lorsqu’ils s’assemblent. La charia des tribunaux de rue peut faire grand bien, mais rivalités et dogmatisme risquent de tout compromettre. Si Ismet décide de l’appeler un cheikh, il en deviendra un. Cheikh Necdet. Le tourbillon est présent en toute chose.

Tu m’as rendu réel, mon ami.

Le parfum végétal du petit jardin devient brusquement entêtant, étourdissant. Demain, Necdet retournera à Basibüyük, vers sa famille, sa sœur. Il tentera de réparer le mal qu’il a fait. À présent, l’azan du soir jaillit des haut-parleurs de la mosquée des tulipes. Ces sons arrivent jusqu’à la maison des derviches, l’appel à la prière virevolte dans l’espace clos du jardin du tekke, enfle et reflue. Il devrait aller prier.

Car l’azan invite à la prière du haut des minarets des trois mille mosquées d’Istanbul. Il y a une cigogne qui dessine des spirales dans les courants ascendants, loin au-dessus des tours des grandes sociétés de Levent et Maslak. C’est un atome de carbone lié à quatre atomes d’hydrogène, forgé dans une étoile, qui se rue dans le gazoduc passant sous le Bosphore en direction de l’Europe. C’est un homme mellifié qui dort dans un lit de miel en attendant d’être réveillé par la trompette d’Israfil. Ce sont les corps froids de trois hommes entreposés dans une morgue de l’armée. C’est la petite Vierge de Saint-Panteleimon qui étend son voile protecteur sur les vingt millions d’âmes de la plus grande ville d’Europe. Ce sont des amants dans une chambre d’hôtel, bercés par les grondements de la mer. C’est la Tempête des Moulins à vent qui chante dans les filins des voiles célestes et agite les flots du Bosphore en soulevant des vaguelettes. C’est le nom secret de Dieu, écrit dans tout Istanbul en lettres à la fois trop grandes et trop petites pour pouvoir être lues. C’est l’agitation des djinns et des souvenirs, qui ne sont pas aussi différents qu’on le pense généralement, dans le crépuscule de la place Adem Dede, devant l’ancien couvent des derviches. C’est la giration, c’est le tourbillon, c’est la danse qu’exécutent toutes les particules de l’univers. C’est le rire d’Hizir le Saint vert. C’est Istanbul, la reine des cités qui existera aussi longtemps que battra le cœur des hommes.