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« As-tu déjà rencontré Yasar Ceylan ?

— C’est qui ?

— Ton petit-cousin. Un garçon très brillant. Études supérieures. » Insiste, vieille fille stérile. Je sais que je n’ai fait qu’une école de commerce ! « Il a lancé une start-up avec un garçon qui a passé son doctorat avec lui. Ils sont là-bas, à Fenerbahçe. Je ne sais pas de quoi il retourne plus exactement, un truc qui a un rapport avec les nouvelles technologies. Ils sont très brillants et pleins d’idées, mais ils sont désemparés face aux questions plus terre à terre. Yasar voudrait passer au stade supérieur mais il ne sait pas comment s’y prendre pour obtenir des fonds. Il a besoin qu’on le mette en rapport avec des gens fortunés. »

Tu vois, tu l’as toujours su.

« Ce serait pour quand ?

— Tout de suite. Mais je constate que tu es occupée et je ne voudrais pas…

— A-t-il des capitaux ? »

Travailler en famille n’est jamais conseillé.

« Il a de quoi te rémunérer, si c’est ce qui te préoccupe. Alors, tu acceptes ?

— Donne-moi son téléphone. » Le visage de sous-tante Kevser est remplacé par un indicatif de ceptep que Leyla met aussitôt en mémoire. Dieu, Dieu, merci mon Dieu ! Il arrive également que la famille soit une bénédiction. Pour un peu, elle sauterait les dernières marches qui la séparent de la place Adem Dede. Du désespoir à l’exultation absurde en sept pas. Fenerbahçe. Start-up. Technologies nouvelles. Études universitaires. Tout cela ne peut vouloir dire qu’une seule chose. Le cœur du monde actuel, ce qui s’annonce comme son avenir et sa métamorphose, l’unique domaine qui offre une opportunité de réussir sa vie.

La nanotechnologie.

2

Le bot inconnu est une araignée dégingandée qui se dissimule dans le logo de la Commerzbank. Can l’observe de sa cachette, dans les ombres des assurances Allianz. Une unité industrielle jaune disgracieuse, un Xu-Hsi ou un General Robotics personnalisé. Son matricule a été masqué par de la bande adhésive. Une machine d’inspection aurait des chevrons et des clignotants de mise en garde. Can Durukan connaît les robots comme les autres gosses connaissent les voitures, les footballeurs ou les BD chinoises. Il va de soi qu’un bot industriel ne s’intéresserait pas à la scène même si c’était la fin du monde, là en bas. De quoi peut-il s’agir, alors ? Dans le cadre de ses aventures, tout là-haut au-dessus d’Eskiköy, Can a croisé des photodrones : ces machines que des étudiants en art désireux d’immortaliser des scènes de rue prises au hasard envoient errer un mois durant dans la ville. Ces appareils s’arrêtent, prennent quelques clichés, avancent furtivement. Il a également vu sur les toits des bots de presse furtifs utilisés par des journalistes et des photographes qui s’intéressent à ce qui se dissimule sous les communiqués. Des machines fantômes capables de griller leur mémoire et de se réduire en cendres en cas de détection par des représentants de l’ordre. Tout doit être niable. S’il s’agit d’un drone de presse, son timing est parfait. Un peu trop, sans doute. Et il y a aussi les drones noirs : ceux dont l’existence est constamment évoquée sur les sites conspirationnistes. Invisibles pour les bots officiels de la police, ils sont censés surveiller ceux qui surveillent. Si ce bloc de plastique jaune encombrant est un de ces drones noirs légendaires, il bénéficie d’une couverture élaborée. Mais pourquoi dissimuler son numéro d’immatriculation ? Ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est un mystère. Le singe de Can se déplace furtivement. Il rampe, une main après l’autre, en enroulant et déroulant sa queue préhensile, pour tenter de mieux voir sans être vu. Le bot mystérieux scanne les victimes de l’attentat regroupées derrière le cordon de police. Ses grappes de capteurs et d’objectifs évoquant des yeux de mouches tournent et règlent leur mise au point d’un survivant à l’autre. Clic vroum clic vroum. Cette femme que le sang pointille comme si elle avait des taches de rousseur. Ces enfants frissonnants vêtus d’un uniforme bleu et lestés de si gros cartables qu’ils pourraient se réfugier à l’intérieur. Cet homme d’affaires hébété aux doigts crispés sur son attaché-case. Cet individu qui s’éloigne du groupe principal en se faufilant entre les ambulances, ne souhaitant visiblement pas se faire remarquer. Can surveille Face de rat, le type du jardin du tekke, qui s’éclipse et se fond dans la foule au-delà du cordon mis en place par la police. Can est attentif, il retient sa respiration. Sa surexcitation est telle qu’il n’aperçoit qu’au tout dernier instant le robot ninja qui quitte son perchoir pour s’élever discrètement, sans aucun mouvement brusque à même d’attirer l’attention des bots de la police, le long de l’armature de l’enseigne de la Commerzbank en direction du toit de l’immeuble. Can voit un reflet jaune anonyme disparaître au-delà du parapet et siffle de frustration, avant d’ordonner à Singe de grimper sur la terrasse du bâtiment d’Allianz. Là ! L’espion mystérieux se déplace sur le toit et longe Necatibey Cadessi. Lentement, furtivement, Can en fait autant. Il a les yeux écarquillés, la langue lovée par la concentration, le cœur comprimé par la surexcitation. C’est un mystère. C’est une aventure. C’est ce dont rêvent tous les garçons de son âge et leur robot.

« Aïe ! » Un cri trop sonore, bien trop ! Il est facile de se trahir, dans un monde où tout n’est que murmures. Mais il vient de faire une découverte d’une importance capitale. Le bot mystérieux file Necdet, le camé. Là-haut, sur le balcon, Can en balbutie presque. Ce n’est plus de la simple curiosité, ou même un mystère. Le voici confronté à une véritable affaire criminelle. Il est Can, l’Enfant détective. Au cœur de l’enquête !

Prudemment, très prudemment, avec la moitié de ses yeux rivés sur le pisteur et l’autre sur l’homme paniqué qui fuit dans la rue d’un pas mal assuré, Can se déplace sur les toits de Beyoglu. Lâcher une prise ici, en trouver une autre là. De tous les gens qu’il pourrait suivre, c’est Necdet qu’il a pris en filature. Comme le lézard qui suit une mante religieuse en chasse peut sentir sur lui l’ombre du faucon ; c’est seulement parce que Can compense plus que nécessaire ses sens secondaires, ce savoir instinctif qui précède la connaissance, qu’il tend la main pour que Singe fasse une roulade et échappe aux mandibules qui auraient frit ses circuits de Bitbot à coups d’impulsions électromagnétiques.

Alors qu’il était en filature, il a été filé. Il reconfigure ses capteurs visuels tout en fuyant son assaillant. Un autre drone anonyme vient d’entrer dans la danse. Singe a pénétré dans le rayon d’action d’un bot de surveillance et déclenché une alerte. Cet engin est de belle taille, fort et rapide, capable de réduire son Bitbot en morceaux. Il est désormais à ses trousses et Can s’intéresse à la jauge de la batterie. Il constate qu’elle est aux deux tiers de sa charge. Faire revenir Singe s’impose, mais cela guidera son poursuivant jusqu’à lui.

Plus vite, robot, plus vite ! Singe saute, singe détale. Le destructeur arrive derrière lui, à un demi-toit de distance. Can halète, mentalement épuisé, et il fléchit les doigts pour envoyer Singe gravir un mur en deux bonds, franchir un parapet et traverser un jardin abrité peint en vert où du linge pend mollement, comme lesté par la chaleur. Le chasseur suit toujours. Il est plus gros, plus rapide et plus proche. Can s’intéresse à son autonomie. Il a utilisé la moitié de la charge et la consommation d’énergie est élevée en raison des efforts réclamés. Singe saute ! Can le reconfigure en sphère et, lorsqu’il retombe, le Bitbot roule, rebondit sur les ventilateurs des climatiseurs et les panneaux photovoltaïques pour aller percuter le parapet suivant. Le chasseur le suit de près et traverse le toit à toute allure, mais le Bitbot est redevenu Singe pour descendre à la force des bras l’escalier de secours et sauter vers la terrasse de l’immeuble adjacent. Il vient de prendre une avance confortable.