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Can n’a pas entendu la porte s’ouvrir. Il ne peut d’ailleurs rien entendre. La poursuite qui se déroule sur les toits est silencieuse. Il ne lève les yeux de l’affrontement que lorsque la lumière en provenance de la porte ouverte l’éblouit. Une ombre, une silhouette grêle d’extraterrestre brouillée par le soleil. Sa maman. Elle lui fait un signe. Can fronce les sourcils. Il s’assoit toujours face à la porte afin d’en être immédiatement informé, quand quelqu’un entre dans sa chambre, mais aussi pour que le visiteur ne puisse pas voir ce qui s’affiche sur l’intelliécran. Can n’est pas autorisé à avoir des émotions fortes. Maman en pleurerait, si elle savait. Privée de la possibilité de crier, de le secouer ou de le frapper, elle est condamnée au martyre. Tu vois ce que tu me fais subir ?

Elle lui adresse un autre geste. As-tu une chemise propre pour aller à l’école, cet après-midi ?

Can sait qu’il ne doit pas se contenter d’un hochement de tête. Elle en serait blessée, parce que ce serait une marque d’irrespect. Elle pourrait même se demander ce qui l’accapare au point qu’il ne se donne pas la peine de lui répondre normalement. Il est conscient qu’il ne devrait pas écarter ses mains de son ordi mais il déclare par signes : Dans la penderie.

Parfait, approuve-t-elle. La silhouette se déplace en contre-jour, comme pour repartir, mais elle se tourne de nouveau vers lui. Que fais-tu ?

Can sent son cœur battre irrégulièrement.

« Je joue avec Singe. »

C’est la stricte vérité.

N’embête personne, surtout ! Puis elle disparaît dans la lumière et la porte se referme. Can libère un soupir de concentration et se penche vers l’écran. Vitesse énergie navigation sécurité. Un chat prend la fuite pendant que Singe et son poursuivant galopent sur le toit et font pivoter le portique d’un réservoir d’eau vers la terrasse suivante. Distance cinq mètres, batterie à douze pour cent. Can se demande qui se dissimule derrière ces yeux d’insecte, quel visage éclairé par quel écran.

Qui que tu sois, Can Durukan l’Enfant détective va te montrer de quoi il est capable ! Can serre le poing pour puiser dans ses réserves d’énergie avant de lever la main en l’ouvrant, pour envoyer Singe bondir vers le haut de la paroi en béton. Le bot chasseur saute derrière lui. Je t’ai eu ! Tu imagines qu’il y a un toit, tout là-haut, mais il n’y a qu’un à-pic de vingt mètres. Can fait claquer ses mains en silence. Pendant sa chute, Singe se désintègre et les Bitbots qui le composent se dispersent. Les nanorobots pleuvent dans la ruelle des Teinturiers et Can croise les pouces, agite ses doigts. Le nuage de minimachines ondoie, s’assombrit et s’assemble en une paire d’ailes. Un oiseau apparaît, son Oiseau. La question de l’énergie est cruciale, mais Oiseau bat des ailes, passe au ras des têtes des hommes tassés sur les tabourets de la maison de thé, si bas qu’ils se baissent plus encore. Trois battements, quatre, et le voilà ressorti de la ruelle des Teinturiers. Sa caméra arrière transmet l’image de son poursuivant qui s’est écrasé comme un crabe souvenir en porcelaine sur les pavés. Éclats, fragments et écailles de coque jaune. Il tourne au-dessus de la place Adem Dede, comme une grande cigogne blanche qui rentre chez elle.

Can a les mains qui tremblent. Il perçoit une gêne au fond de sa gorge et de son nez, il a envie de pleurer et aussi d’uriner. Son cœur martèle sa poitrine, sa respiration est irrégulière, son visage est empourpré par la surexcitation à présent qu’il prend conscience du danger qu’il vient de courir. Tant qu’il fuyait, c’était un jeu, la plus passionnante des parties auxquelles il a un jour participé. Maintenant, il pense à ce qui se serait passé si ceux qui pilotaient ce robot étaient remontés jusqu’à lui et étaient venus se présenter à la porte de leur appartement. Il peut se permettre d’avoir peur, désormais. Mais il est fier, plus fier d’avoir échappé à ce chasseur que de tout autre exploit. Il voudrait pouvoir en parler à ses camarades, mais les autres élèves de l’école spéciale sont stupides ou ont quelque chose qui ne tourne pas rond. Ses parents ? Can sait qu’il subirait ensuite le poids des reproches que s’adresserait sa mère et du lourd silence de son père.

Reste M. Ferentinou. Il l’écoutera. Il comprendra. Ce qu’il ignore, il le devinera, et ses suppositions sont toujours exactes. Il est doué pour ce genre de choses, d’après les confidences qu’il a faites à Can. Can Durukan qui gagne le bord du balcon, scrute la clarté matinale se déversant sur Eskiköy et lève la main pour attraper Oiseau qui rentre au bercail.

Vous êtes un homme bien éduqué d’Iskenderun, l’ancienne Alexandrette, à un moment ou à un autre au cours du XVIIIe siècle de l’ère chrétienne, un sujet du sultan Osman III. L’empire de ce dernier s’est fortement réduit depuis son apogée, l’époque où il s’étendait jusqu’aux portes de Vienne. C’est l’heure bleue magique de la maison Ösmanli. Tout paraît radieux et figé, suspendu comme s’il était possible de prolonger à jamais ce turquoise nacré. Mais la nuit approche inexorablement. La Constantinople impériale peut se consoler en érigeant des mosquées grandioses, des bains majestueux et des tombeaux impériaux, mais Alexandrette est loin de la Sublime Porte et subit les assauts des vents du nord et de l’est. Cette ville a toujours été cosmopolite, un lieu où cohabitent tous les peuples et toutes les confessions. C’est là que les routes commerciales d’Asie centrale croisent celles maritimes venant de l’Italie et du lointain océan Atlantique. Il est ici possible de faire fortune dans les caravansérails et les hans. Vous avez énormément voyagé, pendant votre jeunesse, vers l’occident jusqu’à Marseille et Cadix, l’orient jusqu’à Lahore et Samarcande, au nord jusqu’à Moscou et, comme c’est le devoir de tout croyant aisé une fois dans sa vie, au sud jusqu’à La Mecque pour le hadj. Mais vous voici devenu âgé, et vous vous êtes retiré dans les ombres de votre villa où la brise de mer apporte fraîcheur et nouvelles des quatre coins de l’empire et du monde qui s’étend au-delà. La longue ère de paix et de prospérité s’achève. Votre épouse est morte cinq ans plus tôt, vos fils gèrent vos affaires et vous avez marié vos filles. Vous voici dégagé de toutes vos obligations. Le moment de partir est venu. Un matin, vous ordonnez à vos domestiques : Apportez-moi un bol de miel de pin. Vous mangez tout son contenu avec une cuiller d’argent, dans une pièce paisible de votre demeure où ne se trouve aucune horloge. Puis, pour le repas de midi : Apportez-moi un bol de miel de pin. Dans la soirée : Apportez-moi un bol de miel de pin. Rien d’autre !

Après ne vous avoir apporté que du miel trois jours durant, vos serviteurs répandent de partout la nouvelle. Lors de la prière du vendredi, toute la ville en parle. Vos nombreux amis passent vous voir, une multitude car votre notoriété est grande, mais en l’absence de vos enfants. Les femmes pleurent, les hommes vous demandent : Qu’est-ce qui te passe par la tête, pour te conduire aussi bizarrement ? Vous leur parlez d’une tumeur, grosse comme une grenade. Je la sens à l’intérieur de mon corps, il y a des mois que je n’arrive même plus à uriner sans souffrir. La mort me guette et je ne peux la combattre, seulement organiser un autre rendez-vous avec Azraël. Entre-temps, les serviteurs ont imbibé les rideaux de vinaigre pour éloigner les mouches.