Des médecins sont convoqués. Formés à l’européenne, ils ressortent de la pièce qui embaume désormais les douces exsudations du miel pour annoncer à vos fils et beau-fils qu’ils ne peuvent rien faire, que vous avez emprunté un chemin dont personne ne pourra vous détourner. Même l’imam ne réussit pas à vous dissuader de devenir ce que vous souhaitez être. C’est certes inhabituel, mais il existe à cela de nobles antécédents. Au cours de la deuxième semaine de votre métamorphose, vous exprimez un désir de miels rares et exotiques : les mélanges et les régionaux, de la puissante rosée de miel que sucent les pucerons des forêts de pins des Vosges et du sud de l’Allemagne au miel multifloral si subtil du Bordelais. Au cours de la troisième semaine de votre transfiguration, vous entamez la découverte des miels sauvages, miel d’acacia des ruches d’Afrique, là où les pillards ont été immunisés contre le poison mortel des abeilles locales ; miel des Sundarbans du Bengale où les tigres guettent les récolteurs dans les mangroves ; miel de caroube des bazars de Fès, subtilisé dans des ruches légendaires aussi grandes que les ksars du Haut Atlas. Dans les instants de lucidité qui séparent vos immersions hallucinatoires dorées et sucrées, vous prenez conscience d’avoir atteint l’empire des plus grands connaisseurs en miel, un savoir précieux qui pourrait à tout jamais disparaître. Vous engagez alors un copiste, un garçon de bonne famille à la calligraphie irréprochable, pour coucher par écrit vos divagations sur les miels que vos serviteurs font goutter sur votre langue. La quatrième semaine, vous explorez les sentiers qui conduisent aux cimes de la douceur, les miels d’une seule fleur. Vos capacités sont désormais si développées qu’une seule goutte vous permet de déterminer s’il s’agit de miel de myrrhe d’Arabie, de thym de Chypre, de fleur d’oranger de Bulgarie ou encore, sans que le moindre doute soit permis, de cèdre du Levant. Au-delà des frontières de l’empire vous découvrez le miel de lavande aux senteurs soporifiques d’Espagne et le miel de cactus du Mexique. Pendant deux jours, vous savourez et décrivez la sombre amertume mentholée du miel Corbozello de Sardaigne provenant des fleurs d’arbousiers sauvages. Vous demeurez, trois jours durant, captif des hallucinations qu’engendre le miel de rhododendron de l’Himalaya. Vers la fin, vous restez des jours complets égaré dans la clarté dorée qui se consume derrière vos volets constamment fermés et vous exsudez des prophéties et suintez des visions confites, mais quand vous demandez à votre secrétaire de vous lire ce qu’il a retranscrit de vos divagations vous découvrez qu’il n’a pas couché un seul mot sur la page. Désormais, ce n’est plus de la sueur qui sort de vos pores mais un ichor de la couleur de l’or. Votre urine est aussi douce qu’un sirop, vos excréments sont un doux onguent ambré. Le miel s’est diffusé dans tous vos vaisseaux sanguins, il a enrobé vos organes et il se répand dans les moindres interstices de votre cerveau.
La transition entre le monde de l’éveil et celui du rêve, du rêve au coma et du coma à la mort est très douce, subtile et aussi lente que la chute d’une larme de miel au bout d’une cuiller. Le médecin utilise son petit miroir et confirme que toute vie vous a quitté. Votre secrétaire reste là, ébranlé par les larmes qu’il retient difficilement, les mains crispées sur le manuscrit. Les volets sont rouverts. Vos filles vous pleurent déjà, mais vos fils ont une dernière tâche à accomplir. L’imam invoque Allah pendant que les serviteurs lavent votre dépouille qui a une odeur de thym et de lavande, de pin et de myrrhe ainsi que de fleur d’oranger. À présent, vos enfants doivent s’activer. Le grand sarcophage romain, un ancien bloc de pierre taillée, a déjà été rempli de miel. Votre corps y est lentement immergé. Il s’enfonce et de grosses bulles remontent paresseusement dans le fluide ambré où vous vous enfoncez. Pour finir, le couvercle est mis en place et scellé avec du plomb pendant que les dernières poches d’air sont chassées par le miel vidé dans la bouche de la divinité païenne qui le décore jusqu’au moment où de l’or laque ses lèvres. Du plomb fondu vient combler ce dernier orifice. Des hommes – des personnes de bonne volonté que vous avez connues de votre vivant – vous transportent dans un chariot tiré par de nombreux chevaux dans les rues d’Alexandrette jusqu’à l’entrepôt où vous avez fait aménager votre tombeau. Sur la dalle mise en place on pourra lire : Haci Ferhat 1191-1268, ainsi que Berat Kandili 1450.
Chaque profession a son symbole, son oiseau Roc, ses Cyclopes et ses djinns capables de vous transporter du dôme de Bagdad à celui de Samarcande en un éclair. Les avocats d’assises ont des assassins monstrueux, des célébrités qui ont humilié la Turquie ou simplement réussi une arnaque à couper le souffle. Les traders ont leurs vedettes qui savent interpréter le marché en un instant de perspicacité fulgurante et réalisent des gains inimaginables. Les médias font leurs gorges chaudes des vices des acteurs et des excentricités des éditeurs, producteurs et metteurs en scène. Les caprices des musiciens et les clauses particulières de certains contrats sont légendaires. Le recoin oublié et poussiéreux d’une boutique d’antiquaire ou de vendeur de manuscrits n’est aucunement différent. Chaque chose a son graal, ses codes perdus, ses grimoires secrets et ses Mains de gloire, ainsi que – se déplaçant au milieu de ces mythes sur un chemin recouvert de miel – l’homme mellifié.
Les hommes mellifiés apparaissent dans des légendes propres aux antiquaires. Une fois, au cours de leur existence, on peut leur signaler la présence d’un homme mellifié dans un bazar de Damas ou du Caire, fruit d’une histoire aussi étrange que lointaine. Des sommes vertigineuses sont en jeu, de l’argent fou, car il s’agit de la matérialisation de la plus puissante des magies. Les djinns eux-mêmes considèrent les hommes mellifiés avec respect. À une date prédéterminée, le couvercle du cercueil sera retiré afin de rendre la friandise humaine accessible. Le miel aura envahi chaque vaisseau et organe, fusionné avec la chair, pénétré toutes les cellules. Le sucre est un excellent conservateur doublé d’un bactéricide efficace. Le soleil transmuera le contenu du sarcophage en or et l’homme mellifié pourra faire la démonstration de ses capacités.
Le corps sera brisé en morceaux gros comme des baklavas, des portions qui serviront à soigner tous les maux et blessures. Tendre comme du halva de semoule, la chair d’un homme mellifié a pour propriétés essentielles de combattre les maladies, cicatriser les blessures, ressouder les os cassés. Étalée sur les paupières elle élimine la cataracte, sur les oreilles elle rend le sens de l’ouïe aux sourds, et sur les testicules elle restaure la virilité. Un usage interne est encore plus efficace. Une dose infime qu’on laisse fondre sur la langue dissout les tumeurs cancéreuses, emporte le phlegme des poumons engorgés, régénère les organes, éteint les brûlures du tube digestif et éradique les calculs, excoriations ou ulcères. Bien qu’épais et sirupeux comme du kadayif, même les cheveux d’une telle momie sont un remède radical à la calvitie.
« On ne peut travailler longtemps dans ce milieu sans rencontrer quelqu’un qui soutient avoir vu un homme mellifié, déclare Ayse en surveillant sa respiration. J’ai conscience qu’il y a bien plus que de simples légendes, mais tout cela est moyenâgeux. »
Un vide vient d’apparaître dans sa logique et elle oscille au bord du gouffre. Les miniatures persanes de Belkis et du Prophète qui s’alignent sur les murs tourbillonnent sans pour autant changer de position. C’est un écho du temps des miracles qui est répercuté en cette troisième décennie du XXIe siècle. Mais s’il existe un lieu où un homme mellifié a la possibilité de s’extirper du domaine des mythes, où le banal et le fantastique pourraient fusionner, un endroit où les orteils d’un djinn effleurent le sol, c’est à Istanbul.