« Oh non, non, non ! » rétorque Akgün. Dans sa salle d’exposition privée, Ayse peut étudier le visiteur de plus près. Le nanotissage du tissu de son costume a emmagasiné la fraîcheur de l’air conditionné et il miroite comme de l’acier damasquiné. Il a une montre de prix, des mains manucurées avec soin du bout des ongles aux manchettes. S’il est par ailleurs rasé de frais, il y a en lui un élément qui ne colle pas avec le reste. Son eau de toilette. C’est de l’Arslan. Même un supporter de Cimbom tel qu’Adnan ne mettrait jamais un parfum destiné à un buteur de Galatasaray. « On a tendance à accorder bien trop de crédit aux récits de Shizheng Li. Il existe des preuves convaincantes qu’à Tachkent, pas plus loin qu’en 1912, un homme mellifié a été vendu à des personnes qui pratiquaient la médecine traditionnelle chinoise.
— Il ne s’agissait certainement pas d’un individu mellifié à Alexandrette au XVIIIe siècle.
— Votre scepticisme est parfaitement justifié, et c’est pour cela que j’ai apporté ce document. »
L’attaché-case en carbone indestructible s’ouvre sur une autre mallette, quant à elle en peau couleur miel. Ayse ne serait pas surprise outre mesure d’entendre le visiteur déclarer qu’il s’agit de peau humaine, d’ailleurs ornée d’un petit tatouage en forme de tulipe. Un scan apprend à Ayse que ce motif est composé de molécules localisatrices. À l’intérieur se trouve un portefeuille en papier ciré renfermant un in-folio relié de cuir, avec une rosette tarabiscotée en feuille d’or sur le médaillon de la couverture.
« Puis-je ? »
Akgün fait glisser le livre sur la table, pour le placer juste à côté de l’enveloppe contenant les espèces. Ayse étudie la reliure, et les points en solide fils de lin lui paraissent authentiques, la bande adhésive de l’époque. De la poussière se détache là où le veut la logique, le cuir a l’odeur que lui apportent les ans et elle voit des marques de pliure comme sur tout livre qui se respecte, tel un visage ridé par l’expérience. Il craque un peu quand Ayse l’ouvre pour trouver à l’intérieur l’écriture rapide et nette en sumbuli d’un garçon qui a transcrit le saint Coran de mémoire, en confiant aux pages les pensées de Dieu telles qu’elles se reconstituent dans son esprit, comme si c’était de l’eau qui coule d’une source.
Miel de bruyère, des hautes plaines du royaume barbare d’Écosse, ces terres qui constituent la partie la plus septentrionale de l’île de Bretagne. La bruyère est un arbrisseau bas aux branches souples et fines, avec de petites feuilles rappelant celles du thym, qui pousse communément sur les versants des collines et des montagnes caractérisant cette contrée. Les arbres véritables sont pratiquement inconnus dans les hauteurs de l’Écosse tant en raison de la proximité du pôle que d’un climat inclément, d’une nature humide et peu ensoleillée, d’un terrain marécageux.
« Alors ?
— Cet écrit semble de prime abord authentique, mais nous sommes dans la capitale mondiale de la falsification. Pour avoir des certitudes, il faudrait le soumettre à une analyse moléculaire », déclare Ayse.
La petite pièce est embaumée par le parfum de cèdre du vieil ouvrage. L’odorat est le djinn du souvenir, pour lui toutes les époques ne font qu’une. Pendant qu’elle lit ces lignes et analyse leur calligraphie, Ayse a l’impression d’être de retour dans la boutique de bouquiniste de son grand-père, un fouillis de pièces semblant reliées entre elles comme au hasard, là-bas à Sirkeci (ne se trouvaient-elles pas dans des villes différentes, des époques différentes, des univers différents ?), les livres devenant de plus en plus anciens et serrés les uns contre les autres à mesure qu’on s’y enfonçait, comme dans des strates géologiques. Fillette âgée de neuf ans, elle fermait les yeux et s’aventurait avec assurance à l’intérieur de ce dédale, guidée par les senteurs âcres et épicées de l’acétone et des esters de la pâte à papier moderne des livres brochés, entre les tours branlantes de vieux livres reliés et l’odeur glacée et huileuse des grands albums vers le musc et les épices des volumes d’antiquaires alignés sur leurs étagères affaissées, dont bon nombre écrits en caractères pour elle inconnus et qu’il convenait de lire en sens inverse. La compréhension était secondaire ; Ayse pouvait suivre des yeux pendant des heures les lignes de cursives arabes sans que son intérêt s’émousse pour autant. Il lui suffisait souvent de rester là, paupières closes, sous les petites lampes de mosquée colorées aux ampoules basse tension pour inhaler le parfum de l’histoire, les phéromones des trépassés.
« Il faudrait pour cela en détruire un échantillon. »
Le choc d’Akgün est authentique. C’est un homme qui connaît et qui aime les livres, pense-t-elle. Les mutiler est pour lui intolérable. Il est du genre à rendre ce qu’il a emprunté à la bibliothèque dans les délais, sans avoir brisé le dos ou écorné la couverture. Mais il ignore qu’avec les nanopuces de la dernière génération il suffit de quelques fibres de papier, quelques molécules d’encre. Qu’il ne le sache pas alimente un soupçon. Derrière l’adrénaline arrive toujours la lucidité et la perspicacité. Un homme mellifié… Le sang devient brûlant et le cerveau s’embrase, lorsqu’on est confronté à la possibilité qu’une telle chose soit vraie. Mais, comme un djinn qui s’est insinué dans une maison, les doutes ne se laissent pas facilement repousser. De toutes les boutiques de tous les négociants et antiquaires d’Istanbul, pourquoi cet homme a-t-il jeté son dévolu sur celle-ci, sur elle ? Le monde est certes plus simple qu’il ne le paraît, mais rien n’est jamais évident. Contrairement à cet inconnu qui a mis un costume de circonstance mais un after-shave déplacé. Ayse Erkoç referme le livre et repousse l’enveloppe contenant des liasses de cinq cents euros.
« C’est tentant, mais je ne peux pas accepter.
— Puis-je savoir pourquoi ?
— Vous m’estimez capable de dénicher des objets quasiment introuvables, et mon efficacité est due au fait que j’ai constitué autour de moi un réseau de revendeurs, d’antiquaires et d’experts. Je l’ai créé grâce au bouche-à-oreille, et je le protège jalousement. Notre monde est petit. Tous se connaissent et les rumeurs se propagent comme un feu de broussailles. Nos moyens d’existence dépendent de notre réputation. Lorsque nous avons entendu dire qu’Ünal Bey avait tenté de fourguer des faux du Kazakhstan pour des miniatures timourides, c’en a été fini de lui. Deux semaines plus tard il plongeait en voiture dans le Bosphore, tant sa honte était grande. Peut-être avez-vous lu des articles sur son suicide dans les journaux ? Je connais mes fournisseurs, mes informateurs et mes clients – pour bon nombre très riches et influents – mais tout se fait par recommandation personnelle. Je ne dis pas que vos informations sont inexactes et que cette momie d’Alexandrette ne se trouve pas à Istanbul – et je mentirais en vous disant que votre proposition ne me tente pas – mais il est impératif de respecter certaines règles, dans ma profession. Je suis sincèrement désolée, monsieur Akgün. »
Le visiteur mâchonne sa lèvre inférieure, redresse la tête.
« Vous avez ma carte, dit-il avant de tendre ses manchettes. J’espère que vous reviendrez sur votre décision.
— Croyez bien que je serais ravie de me lancer sur la piste d’un homme mellifié », répond Ayse.
La poignée de main d’Akgün est sèche et pleine d’assurance. Aucun échange de données. Elle attend dans la galerie pendant que l’homme descend les marches. Les yeux écarquillés, Hafize écarte les mains d’incompréhension quand la porte de la rue se referme derrière le visiteur. Elle a, comme toujours, suivi l’entretien par le système de surveillance interne. Interpréter son expression est facile : Vous avez refusé un million d’euros ?