Oui, lui déclarera Ayse dès qu’Akgün se sera éloigné. Vous n’avez pas senti son after-shave.
Il a aimé, en un temps où le pouvoir était aux mains des militaires. C’est à la fin de l’été que Georgios Ferentinou leva les yeux d’une onde de régression statistique à la beauté abstraite et d’algorithmes de complexité pour voir la cascade de cheveux bouclés et les pommettes magnifiques d’Ariana Sinanidis de l’autre côté de la piscine de la villa de Meryem Nasi. Étudiant en licence passionné, il s’était livré tout au long de la saison à un duel épistolaire acharné avec un économiste libanais vivant à New York. Son adversaire avançait que le monde était façonné par des événements aléatoires que nulle théorie n’eût permis de prévoir. Pour lui, individus et existences n’étaient que des fétus de paille emportés dans un tourbillon de probabilités. Georgios rétorquait que la théorie de la complexité aplanissait les hauts et les bas du hasard pour en faire le quotidien, la routine. Il soutenait que les plus violents des ouragans finissaient par mourir en gémissant. Cet été là, ils débattaient d’un côté à l’autre de l’Atlantique par aérogrammes bleus allégés pendant qu’à Istanbul des manifestants défilaient, des mécontents se réunissaient, des partis politiques se formaient pour pondre des manifestes, sceller des alliances et se scinder en groupuscules, et que des bombes explosaient dans les poubelles d’Istiklâl Cadessi. À Ankara, généraux, amiraux et commandants de gendarmerie se recevaient à leur domicile. À la bibliothèque de l’université, Georgios Ferentinou – jeune homme élancé aux yeux brillants – poursuivait ses recherches sans prêter plus d’attention au climat politique qui se détériorait qu’au climat tout court.
Puis il reçut une invitation à une soirée organisée par Meryem Nasi. Appartenant à une famille d’intellectuels juifs qui se targuait de vivre sur les berges du Bosphore depuis la Diaspora, cette femme était l’équivalent d’une aristocrate dans l’Istanbul contemporaine. Fascinée par les individus qui avaient du talent, peut-être parce qu’elle en était privée, elle les réunissait autour d’elle. Elle rassemblait des gens aux capacités disparates, pour ne pas dire antagonistes, afin de découvrir s’ils atteindraient une masse critique et s’il en résulterait une fusion, une fission ou une explosion d’énergie créatrice.
« S’il y a une chose qui tuera la Turquie, c’est l’absence d’idées nouvelles », disait-elle.
Nul membre de sa coterie n’osait faire remarquer que ce qui menaçait le plus ce pays était au contraire une indigestion de théories, une pléthore de visions et d’idéologies. Mais le responsable de la faculté des sciences économiques avait cité un étudiant brillant et dynamique qui menait un combat ridicule mais valeureux contre un universitaire américain ayant dix fois plus d’expérience et cent fois plus de notoriété que lui. Trois jours plus tard, Georgios Ferentinou trouvait l’invitation sur son bureau. Il n’aurait pu, malgré son détachement des choses de ce monde, ignorer cette opportunité. Et il se retrouvait donc, aussi raide qu’un fil de fer dans un costume d’emprunt et des chaussures en solde, sur cette terrasse de Yeniköy, avec un verre à la main et occupé à adresser nerveusement des grimaces à quiconque se hasardait dans son espace personnel.
« Mon chou, il y a quelqu’un que je souhaite absolument vous présenter ! »
Meryem était un petit bout de quinquagénaire à la coiffure bouffante et à la voix rauque qui portait une veste aux larges épaules rembourrées et à la taille de guêpe, mais ce fut avec une poigne de catcheuse qu’elle le saisit par le bras pour l’entraîner vers quelques hommes regroupés à côté des marches de la piscine.
« Je vous présente Sabri Iliç du Hürriyet, Aziz Albayrak de l’Organisation de planification gouvernementale et Arif Hikmet que vous connaissez déjà. Messieurs, voici Georgios Ferentinou… Le vilain garnement qui fait rien qu’embêter Nabi Nassim de Columbia. »
Sous la chaleur d’une soirée de début septembre, ils abordèrent le sujet de la crise pétrolière de l’hiver précédent, quand de vieilles Stambouliotes étaient mortes de froid dans leur appartement. Tout d’abord en balbutiant, parce qu’il était en si prestigieuse compagnie, Georgios suggéra que miser sur le gaz naturel permettrait sans doute à l’avenir d’être moins hasardeux. C’était une énergie moins soumise aux aléas de la politique des prix de l’OPEP étant donné que les pays de la zone transcaspienne en avaient tant qu’ils la faisaient brûler dans des torchères pour s’en débarrasser. Cela raccrocherait en outre la Turquie au Caucase, son arrière-pays traditionnel. Après avoir adressé un clin d’œil à son élève, Arif Hikmet déclara que les Américains n’aimeraient guère voir leur principal allié du Moyen-Orient se rapprocher ainsi de leur ennemi idéologique. Sabri Iliç, le nouveau rédacteur financier du Hürriyet, rappela qu’il fallait attribuer aux Américains la première hausse des cours du brut. Aziz Albayrak, qui venait d’Ankara, affirma que la Turquie devait regarder vers l’occident et non le nord, vers la CEE et non l’URSS. Ces doctes personnages écoutés de toute la nation opinaient du chef quand Georgios – jeune homme de dix-neuf ans en tenue d’enterrement et chaussures miteuses – exprimait ses idées. Il en avait des étourdissements, comme empli d’une lumière sur le point de jaillir de chacun de ses pores, à la fois ivre de surexcitation intellectuelle et en pleine possession de ses moyens. Il n’avait plus à redouter que sa bouche le trahisse. Ils débattaient à présent des effets de la dévaluation de la livre et de sa convertibilité, de l’ouverture de la Banque centrale aux marchés internationaux et aux investisseurs en se rendant toutefois vulnérables face à ceux qui spéculaient sur les devises. Qu’en disait Georgios Bey ? Il y avait un moment qu’il ne participait plus au débat, mais ce fut à cet instant qu’une jeune femme plongée dans une conversation tout aussi profonde de l’autre côté de la piscine détourna elle aussi les yeux. Leurs regards se croisèrent, ce qui emporta toute pensée rationnelle. La foudre des dieux olympiens, divinités de ses lointains ancêtres, s’abattit sur Georgios Ferentinou. Le mouvement de tête de l’inconnue se poursuivit, la magie avait été fugace. Elle retrouvait le fil de sa conversation alors qu’il s’était pour sa part égaré. Avec l’habileté d’un étudiant habitué à travailler au sein d’une famille dont les membres regardent la télévision, écoutent la radio et ont des conversations animées, il s’isola de ses proches voisins pour s’accorder, tel un radiotélescope braqué vers une lointaine étoile, sur la fréquence du groupe auquel elle appartenait. Elle parlait politique avec des hommes fascinés, assis sur les bancs de marbre du pourtour de la piscine tels des Athéniens de l’Antiquité. Elle parlait de l’État profond, cette théorie paranoïaque fermement enracinée selon laquelle la nation était gouvernée par une cabale de généraux, d’industriels et de bandits. Le massacre de la place Taksim trois ans plus tôt, celui des intellectuels alévis à Kahramanmaras quelques mois plus tard, la crise pétrolière et l’instabilité économique persistante, voire l’omniprésence des Loups gris – ce mouvement de jeunes nationalistes qui distribuaient des tracts patriotiques et profanaient les églises grecques – étaient autant de grains d’un chapelet que faisaient défiler de plus en plus rapidement les membres du derin devlet. Dans quel but ? voulurent savoir les hommes. Prendre le pouvoir, répondit-elle en se penchant en avant, les doigts joints. Ce fut à cet instant que Georgios Ferentinou se laissa séduire par son profil classique, sa puissante mâchoire et ses douces pommettes. Sa façon de secouer la tête quand ses interlocuteurs exprimaient leur désaccord, les balancements de sa chevelure bouclée. Ses pincements de lèvres et ses regards, comme si la stupidité de ses contradicteurs était un véritable affront. Sa vivacité dans les discussions et le calme merveilleux qui était le sien lorsqu’elle écoutait, analysait, préparait ses répliques. Ses silences lorsqu’elle sentait le regard d’un tiers peser sur elle, avant de se tourner vers Georgios et de lui sourire.