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Necdet voit la tête de la femme exploser. Il tentait simplement d’esquiver un contact oculaire plus direct, plus embarrassant, avec la jeune femme aux belles pommettes et aux cheveux méchés de roux qui venait de le voir lorgner dans sa direction pour la troisième fois. Non, il ne s’intéressait pas à elle. Ce n’est pas son genre. Necdet fait en sorte que son regard devienne le plus vague possible avant de le reporter lentement sur les autres passagers comprimés autour de lui. Il s’agit d’un nouveau tram et d’un nouvel horaire. Il est parti vingt minutes plus tôt que de coutume, mais les correspondances devraient lui permettre d’arriver à son travail dans les temps et donc d’éviter à Mustafa de jouer au patron, ce qu’il a en horreur. Bien. Il dresse la liste de ses compagnons de voyage. Un petit garçon et une petite fille en uniforme bleu à l’ancienne, boutonné jusqu’au col blanc, des tenues pour enfants sages que Necdet croyait appartenir au passé même s’ils ont des cartables à bretelles OhJeeWah Gumi et jouent insatiablement sur leurs cepteps. Un homme qui regarde par la vitre et mâche un chewing-gum, des mouvements masticatoires amplifiés par une imposante moustache. À côté de lui, un homme d’affaires aussi élégant qu’à la mode consulte les résultats sportifs sur son ceptep. Son costume en velours violet doit avoir été taillé dans ce nouveau nanotissu qui est frais en été et chaud en hiver, et qui passe du velours à la soie au moindre contact. Une femme à l’expression empreinte de tristesse avec un foulard d’où une mèche argentée s’échappe pour s’aventurer sur son front. Elle a dégagé sa main droite de la foule pour effleurer la pierre qui orne son collier… et sa tête vole en éclats.

Le bruit mat qui accompagne l’explosion d’un crâne absorbe tous les autres sons, et seul un silence d’une pureté absolue lui succède. Un silence rapidement rompu par des hurlements. Le tram s’arrête en brinquebalant et la force d’inertie manque de peu déséquilibrer Necdet. Tomber sur le plancher quand tous cèdent à la panique pourrait avoir de funestes conséquences. Necdet ne réussit pas à atteindre une poignée et c’est en prenant appui sur les passagers hurleurs qu’il se stabilise. La foule exerce sa pression sur les portes toujours verrouillées, maintenant la femme décapitée en position verticale. L’homme au costume de velours s’égosille, d’une voix haut perchée de dément. Tout un côté de sa veste violette est désormais rouge foncé, laqué de sang. Necdet sent de l’humidité sur son visage, mais il ne peut lever une main pour l’essuyer. Les portes soupirent et s’ouvrent enfin. La pression exercée par les passagers est telle que Necdet s’inquiète pour ses côtes. Puis il est expulsé dans la rue, privé de points de repère et de buts, sans autre désir que s’éloigner de ce tram.

La conductrice va de groupe en groupe pour demander s’il ne manque personne, s’il y a des blessés. Elle ne pourrait naturellement rien y changer, mais une représentante de l’IETT doit se manifester et elle distribue des lingettes humides qu’elle sort de son grand sac à main vert. Qu’elle ait songé à le prendre après l’attentat force l’admiration de Necdet.

La lingette a une odeur de citron. Ce carré de blancheur est pour lui un symbole de pureté, la chose la plus sainte qu’il lui a été donné de voir.

« Éloignez-vous du tram, s’il vous plaît », demande la femme pendant qu’il bée d’admiration devant le bout de papier citronné. « Il pourrait y avoir une autre explosion. »

Elle porte un foulard Hermès coûteux. Ce qui rappelle à Necdet l’autre foulard, celui de la kamikaze décapitée. Au tout dernier instant, il a vu les regrets abandonner son visage comme si elle venait d’avoir une révélation au terme d’une interminable suite de malheurs familiaux. Juste avant qu’elle n’effleure la pierre, sur sa gorge.

Accroupis autour des écoliers, des passagers tentent d’interrompre leurs pleurs en leur débitant des paroles de réconfort, en les serrant dans leurs bras. Ne voyez-vous pas que le sang dont vous êtes couverts les terrifie ? voudrait leur crier Necdet. Il se remémore la giclée chaude et humide reçue en plein visage. Il regarde la lingette roulée en boule dans sa main. Elle n’est pas rouge. Ce n’était pas du sang.

Tous lèvent les yeux vers le battement des pales d’un hélicoptère. Il glisse au-dessus des toits, un défi lancé aux conversations et aux coups de téléphone. Les policiers seront là avant les ambulanciers. Necdet n’a aucune envie de les attendre. Ils lui poseront des tas de questions auxquelles il ne veut pas répondre. Il a une carte d’identité, comme tout le monde. Les flics la liront. Ils s’informeront du débit de carbone défalqué sur son compte pour prendre son billet, ce matin-là, d’un retrait en espèces la nuit précédente et d’un autre débit carbone la veille au soir à dix-huit heures trente. Ils risquent de lui demander ce qu’il a fait de cet argent liquide. Ils trouveront ça louche, même si de tels retraits ne sont pas encore illégaux.

Est-ce votre adresse actuelle ?

Non, je vis dans la vieille maison des derviches d’Adem Dede, à Eskiköy. Avec mon frère.

Qui est votre frère ? Après quoi, ils pourraient décider de lui poser bien d’autres questions.

Ismet avait remplacé le vieux cadenas par un modèle en cuivre poli d’acquisition récente. Une médaille dorée suspendue à une chaîne. Les balcons de bois aux volets fermés du tekke surplombaient les marches. Il s’agissait d’une entrée latérale, ombragée, dissimulée par les bennes à ordures de la maison de thé Fethi Bey, de grands bacs en acier rendus miasmatiques et graisseux par les extracteurs des cuisines. Le bois de la vieille porte ottomane était gris et craquelé par des siècles de chaleur estivale et d’humidité hivernale, soigneusement sculpté de motifs floraux, des tulipes et des roses. Cet accès à bien des mystères s’ouvrait sur la puanteur acide des fientes de pigeon. Necdet pénétra précautionneusement dans les ténèbres enveloppantes. La lumière descendait sous forme de lamelles entre les lattes des volets fermés et condamnés.

« Nous ne devrions pas entrer ici », murmura Necdet qui s’exprimait d’une voix basse tant il était impressionné par l’architecture. « Des gens vivent dans ce bâtiment.

— Un vieux Grec et un couple marié sur le devant. Il y a aussi une employée de bureau qui vit seule, et cette boutique blasphématoire qui profane la vieille semahane. Nous réglerons ce problème par la suite. Toute cette partie du tekke est à l’abandon depuis un demi-siècle, et elle tombe en ruine. » Ismet se dressait fièrement au centre des lieux qu’il s’était appropriés. « C’est ça, qui est criminel ! Dieu veut que tout redevienne comme autrefois. C’est là que nous ferons venir nos frères. Regarde…»

Ismet ouvrit en grand une porte identique se trouvant de l’autre côté de la pièce poussiéreuse. Les couleurs se déversèrent au-delà, et il n’y avait pas que des couleurs mais aussi des plantes topiaires en jardinières ; les parfums du bois chauffé par le soleil ; les gargouillis de l’eau et les chants inattendus des oiseaux. C’était comme si Ismet venait de pousser les portes du paradis.

Le jardin ne mesurait que six pas de côté, mais il contenait la totalité de l’univers. Un cloître clos par des carreaux en céramique d’Iznik aux motifs floraux qui offraient ombre ou abri en toute saison. L’eau de la fontaine, un bloc de marbre chauffé par le soleil, coulait d’un bec en forme le lys. Réveillé de sa sieste au soleil, un lézard brillant comme une gemme prit la fuite sur le pourtour ondulé de la vasque pour disparaître dans les ombres s’étendant au-dessous. Des plantes herbacées poussaient dans le terreau de petites jardinières, un humus aussi sombre et nourrissant que du chocolat. C’était un havre de fraîcheur. Des hirondelles plongeaient pour longer en les rasant les corniches des balcons de bois, juste au-dessus du cloître. Leurs cris aigus emplissaient l’air. Un exemplaire du Cumhuriyet de la veille jaunissait au soleil sur un banc de marbre.