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Ce fut donc à la fin de l’été 1980 que Georgios Ferentinou tomba éperdument amoureux d’Ariana Sinanidis près de la piscine de la villa de Meryem Nasi. Trois jours plus tard, le 12 septembre, le commandant en chef des forces armées, Kenan Evren, s’emparait du pouvoir et interdisait toute activité politique.

Et voilà qu’Ariana est de retour dans cet enchevêtrement de rues, peut-être sur la place en contrebas. Il tente d’imaginer comment le temps a pu marquer son visage en creusant ses rides, en accentuant ses traits, en leur ajoutant des ombres. Elle n’a pas pu prendre du poids, grossir comme lui. Non, elle doit toujours évoquer une muse. Pourquoi est-elle revenue ? Il est vieux, quarante-sept ans se sont écoulés. Osera-t-il se manifester ?

Tous les représentants des minorités se sentent surveillés. Georgios se tourne lentement sur le fauteuil qui craque. Le serpent adhère à la paroi et garde ses yeux brillants rivés sur lui. Georgios Ferentinou le salue de la tête puis descend d’un pas pesant vers sa bibliothèque. Sa démarche est encore plus raide que de coutume, aujourd’hui. La machine le précède en rampant sur le mur. C’est à son instinct de vieil habitant du quartier grec de Fener qu’il doit d’avoir fait la connaissance de son jeune voisin, Can Durukan. En lorgnant par-dessus son écran en intellisoie, un après-midi d’hiver, pendant que le Karayel, le vent noir, cherchait des jours dans lesquels s’insinuer pour franchir le cadre de la fenêtre, un picotement sur sa nuque l’incita à lever les yeux… vers un minuscule observateur niché dans le support de bois sculpté du lustre. Il se hissa sur sa chaise pour l’étudier de plus près, et la chose se laissa choir sur le plancher avant de filer en direction de la porte. Mais Georgios était au cœur de son domaine. Il eut une idée soudaine et s’empara de sa veste suspendue au dossier du siège pour la lancer sur le fuyard. Il s’en saisit, avant de sursauter et de lâcher le vêtement qui gigotait sous ses doigts, comme infesté de vermine. Un essaim de robots araignées se dissémina rapidement dans toutes les directions. Georgios secoua la tête, sidéré. Le dernier des arthropodes mettait le cap sur le jour visible sous la porte de la bibliothèque, lorsqu’il prit un verre et l’abattit sur lui.

« Je t’ai eu ! »

Une heure plus tard, on frappait à la porte de son appartement.

« Entre, lança-t-il. Je crois avoir une chose qui t’appartient. »

Le petit garçon grimaça, se pencha en avant. Naturellement. Problèmes cardiaques. Comme tous les habitants de la maison des derviches, Georgios recevait chaque Nouvel An un billet glissé sous sa porte pour le prier d’éviter tout tapage, chaussures bruyantes, outils électriques, bruits excessifs, de ne pas laisser tomber des casseroles et de veiller à ne pas trop monter le volume de la chaîne hi-fi ou du téléviseur. Il y avait vingt ans que Georgios Ferentinou gardait tout ce qui était plus lourd qu’une bouilloire pour le thé dans sa cuisine exiguë et, chose inhabituelle chez les mathématiciens, il n’avait pas l’oreille musicale. C’était en bas dans la bibliothèque qu’il écrivait au crayon sur le mur, à côté de la porte. L’enfant ouvrit de grands yeux en découvrant ces actes de vandalisme nonchalants.

« C’est une bibliothèque ? » demanda Can d’une voix à la fois plate et trop sonore.

Il regardait autour de lui la cellule de derviche aux murs simplement chaulés avec son unique lampe de cuivre et sa petite fenêtre aux volets clos.

« La femme du dessus a des centaines et des centaines de livres. »

Mais ce ne sont pas des livres destinés à être lus, écrivit Georgios sur la feuille d’intellijournal du vieux bureau ottoman. Une bibliothèque pleine de livres qu’on ne lit jamais n’est pas une bibliothèque. Il laissa les mots s’effacer d’eux-mêmes, une lettre après l’autre. Il n’y a ici qu’un seul livre, mais il contient tous les autres.

Il désigna le Bitbot à l’intérieur du verre à thé renversé sous lequel il l’avait gardé prisonnier, sur le bureau. Voilà une technologie intelligente, écrivit-il. Il fit signe à Can de soulever le verre. Le petit robot gravit l’index de l’enfant, se faufila sous la manche de son tee-shirt et alla se blottir dans ses cheveux, sur sa tempe. Il pourrait devenir bien plus qu’un simple jouet.

« Que voulez-vous dire ? »

Qu’il serait possible de le reprogrammer, pour lui permettre de faire des choses vraiment intéressantes.

Can cilla, à deux reprises.

« Je dois vous laisser. Maman va se demander où je suis. Elle n’apprécierait pas, si elle savait que je suis venu vous voir. Elle dit que vous êtes un pédo. Je sais que c’est n’importe quoi, mais faut vraiment que j’y aille. »

Reviens, pensa Georgios en refermant la porte.

Et Can revint le lendemain, avec Singe sur son épaule. Ce fut alors que Georgios décida de parfaire son éducation, avec soin et en prenant son temps.

Une autre saison, d’une autre année. Can attend dans la bibliothèque du livre qui contient tous les livres. Il fait un signe. Serpent rampe au plafond puis se laisse choir. Dans les airs, Serpent se dissout en ses composants et le nuage de microbots se reconfigure pour devenir Oiseau qui bat des ailes et va se percher sur son épaule. Can retire précautionneusement les bouchons de ses oreilles. Georgios retient toujours sa respiration quand Can se sépare de ces prodiges de la technologie. Il ne semble pas être lui-même, aujourd’hui. Il s’agite, son teint est empourpré. Georgios prépare du thé. Deux verres, deux soucoupes, deux cuillers. Deux hommes assis à la petite table blanche.

« Monsieur Ferentinou, je suis allé voir la bombe. Vous savez, dans Necatibey Cadessi. » Georgios touille les cristaux de sucre paresseux au fond de son verre. Le petit monde de Can est fertile en péripéties. « Je me suis caché dans les hauteurs de la façade de l’immeuble d’Allianz, ajoute Can d’une voix comme toujours un peu trop forte. Et il y avait sur le bâtiment d’à côté un autre robot qui se dissimulait, comme le mien. J’ai pensé qu’il avait été envoyé pour dresser un bilan des dégâts attribuables à la bombe, mais je me trompais. Il s’intéressait aux gens, ceux qui s’étaient trouvés à bord du tram. Il les a tous étudiés puis il en a pris un en filature. Monsieur Ferentinou, il a suivi l’Hasgüler du rez-de-chaussée.

« Ismet ? » Georgios se méfie de cet homme. Le cheikh est l’antithèse de toute son existence.

« Non, l’autre.

— Necdet ? J’ignorais qu’il s’était trouvé sur les lieux de l’attentat, mais qui pourrait s’intéresser à lui ?

— Tout ce que je sais, c’est que ce bot le surveillait, et qu’il n’était pas seul. Il y avait un autre robot. Je ne l’ai pas vu, mais il m’a repéré. Il a surgi derrière moi et il m’aurait éliminé si Singe n’avait pas sauté juste à temps. Il m’a pourchassé, monsieur Ferentinou.