— Pourchassé ?
— Sur les toits. Il était plus terrifiant qu’efficace, notez bien. Gros et rapide, mais pas très futé. J’ai fait un truc auquel je me suis entraîné, la métamorphose de Singe en Oiseau en plein saut. Il a dû croire qu’il y avait un autre toit, au-delà, et il est tombé et a volé en morceaux. Juste à côté de chez Kenan. »
La cuiller de Georgios Ferentinou lui échappe des doigts et emporte un quart du verre à thé tulipe dont la fragilité est extrême. Le thé se répand sur la table. Il l’essuiera plus tard.
« Sait-il où tu habites ?
— Non, je l’ai déjà dit. Je l’ai induit en erreur et éliminé.
— Juste devant chez Kenan ? J’aimerais jeter un œil. »
Can est debout sur ses chaussures à semelles pneumatiques, avec Serpent qui surmonte son épaule comme une vague déferlante. Georgios lui fait signe de se rasseoir.
« Rester ici s’impose. Ceux qui pilotaient cet engin ont pu venir récupérer leur bien. Je doute que leur communiquer ton adresse soit une excellente chose.
— Vous pensez à un complot ?
— Voyons, mon cher Durukan… Si Dieu est mort, tout relève du complot. »
Can colle son front à la vitre du petit salon. M. Ferentinou descend péniblement les marches, salue Bülent et Aydin le vendeur de simits avant d’aller farfouiller derrière le distributeur de Coke installé devant chez Kenan. Oui, sur votre droite, articule Can à son intention tout en lui désignant la porte de la rue. Là, juste là ! Georgios Ferentinou sonde et tapote, se penche, le visage à tel point cramoisi qu’il semble sur le point d’éclater. Il ouvre la main, en geste d’incompréhension. Rien.
« Il y avait un robot, vraiment, il m’a poursuivi et je l’ai éliminé, déclare Can quand M. Ferentinou est de retour à son domicile.
— Oh, je ne mets pas ta parole en doute, jeune homme ! Mais ses propriétaires ont déjà récupéré les morceaux et ils disposent sans doute d’images de tes Bitbots. Et s’ils s’intéressent effectivement à M. Hasgüler, ils reviendront à la maison des derviches.
— S’ils s’en prennent à Necdet, je pourrai les surveiller à mon tour.
— Je crois sincèrement que tu devrais adopter un profil bas, jeune homme. Dans ton intérêt comme dans celui de tes Bitbots.
— Mais je suis le seul à connaître certains recoins de cet immeuble. J’ai découvert toutes ses cachettes. Personne ne serait capable de m’y trouver. »
Je vous épie tous, pense Can. J’épie aussi cette fille, cette Leyla qui consacre trop de temps à regarder la télévision. Elle ne se doute de rien, elle non plus. Je surveille tout le monde.
« Je te l’interdis. Je serai très mécontent, si j’apprends que tu l’as fait malgré tout.
— Mais c’est un complot, et pile poil à ma porte ! C’est trop cool !
— Crois-en mon expérience personnelle, mon garçon. Les complots ne sont jamais “cool”, seulement déroutants, terrifiants et terriblement dangereux. Celui qui y est confronté se retrouve seul, tout seul. Quelle que soit sa nature, ce n’est pas pour un enfant de neuf ans. Il faut tout oublier. »
Georgios Ferentinou va chercher une éponge pour essuyer le thé renversé, en prenant soin de ne pas se couper sur les éclats de verre.
Necdet voit le premier djinn perché sur le sèche-mains à air pulsé sitôt qu’il sort du box des toilettes. Le djinn en question ressemble à un bébé obèse, avec un visage bouffi et deux fentes en guise d’yeux. Necdet sent la chaleur qui arrive jusqu’à lui, en bouillonnant et crépitant comme de la graisse dans un feu.
« J’aimerais, heu, me sécher les mains. Je peux ? »
Le djinn incline latéralement sa tête dilatée et tend ses petites mains potelées. Necdet lève les siennes à leur rencontre. La chaleur est impensable. Sa peau sèche instantanément.
« Super, mais faut que j’y aille. »
La question vient l’assaillir alors qu’il s’éloigne dans le couloir. Pourquoi le sèche-mains n’a-t-il pas fondu ? Necdet regagne les toilettes. Il n’y a plus rien, naturellement. Les djinns ne sont jamais là lorsqu’on les cherche. Puis les tremblements débutent. Necdet a des haut-le-cœur et se penche au-dessus du lavabo. Il fait reposer son front contre la porcelaine, pour bénéficier de sa fraîcheur. Elle est solide, il sait pouvoir compter sur elle. Mais il n’ose pas lever les yeux. Le djinn pourrait être de retour, avec son horrible face poupine. À moins qu’il n’ait été remplacé par quelque chose de bien pire. La tête de la femme qui s’est suicidée à bord du tram, par exemple. Necdet place sa bouche sous le robinet et boit l’eau froide, qu’il laisse ensuite couler sur son visage, ses yeux. Il espère les laver de ce qu’ils ont vu ce jour-là. Lorsqu’il regarde enfin les hauteurs, il est toujours seul dans les toilettes.
Dans l’entrée, Mustafa s’entraîne à pitcher. Mustafa ne reste jamais oisif. Aucun de ses nombreux projets ne lui a rapporté le moindre centime, et encore moins permis de quitter le hangar d’alu embouti qui abrite le Centre de sauvetage commercial, mais il est convaincu qu’à force de pondre des idées l’une d’elles finira par éclore. La dernière consistait à exploiter le fait d’être coincé en ces lieux en les transformant en terrain de golf urbain.
« C’est le sport citadin par excellence, avait expliqué Mustafa. Aménager un immeuble en terrain de golf. Les couloirs deviennent des fairways, les bureaux des greens. Mais ce qui rend tout ça bien plus cool qu’un terrain de golf ordinaire, c’est qu’il faut aller chercher sa balle au-delà des angles et en haut des volées de marches. Tout le mobilier de bureau, les séparations et les postes de travail, c’est autant d’obstacles, de bunkers et autres éléments qui corsent le parcours. On ne peut jamais être absolument certain de l’endroit où va finir la balle. Un peu comme pour le handball ou le squash… une partie de golf fou en 3D. Ce qui me fait penser qu’il faudrait peut-être louer des casques et des lunettes de sécurité, non ? Je vais rédiger des prospectus. Je suis certain de pouvoir trouver les capitaux nécessaires. C’est une autre démonstration de l’inventivité turque. »
Mustafa utilise un fer cinq dans le couloir depuis le tee du bureau inoccupé de la réception. Un coup diagonal subtil, et la balle atteint le mur juste en deçà de l’angle et ricoche au-delà. Mustafa cale son club sur son épaule. Il a tout son temps pour s’entraîner.
Il serait possible de traverser le Centre de sauvetage commercial Levent sans seulement remarquer qu’il existe. Des centaines de gens le font quotidiennement. Il s’agit de quarante mille mètres carrés de bureaux aménagés dans les contreforts des étais de la tour des Émirats. Des salles caverneuses, des espaces de bureaux, des couloirs et des salles de conférence, des débarras, des cuisines et des sanitaires, et même des aires de détente et un gymnase, le tout étant enfoui sous terre et ne voyant jamais la lumière du soleil. Si ces tours devaient un jour subir un tremblement de terre, un incendie ou une inondation, les sociétés qui s’y trouvent pourraient très facilement tout transférer là en bas, dans le Centre de sauvetage commercial. Les lieux sont d’ailleurs assez vastes pour accueillir la totalité de la Bourse d’Istanbul. Au cours de l’année et demie que Necdet vient d’y passer, le téléphone rouge n’a sonné qu’une seule fois… et encore était-ce une erreur de numéro. Mustafa y travaille depuis le tout premier jour. Necdet est son premier assistant à avoir tenu plus de six mois. Mustafa aime la solitude poussiéreuse des alignements de postes de travail inoccupés révélés par des néons, les salles de conférence avec leurs fauteuils positionnés à intervalles réguliers autour des tables ovales. C’est le cadre idéal pour avoir des pensées créatrices. Des milliers de fleurs se sont épanouies au milieu de ces batteries de serveurs.