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« Par de onze, annonce Mustafa en mimant un tir. Qu’est-ce que tu as, on pourrait croire que tu viens de voir un spectre ?

— Pas un spectre. C’était un djinn, dans les toilettes.

— Il est bien connu que c’est leur habitat naturel. »

Sans se laisser démonter, Mustafa cale son club sur son épaule puis saute au bas du comptoir de la réception. Il a du temps – tout son temps – pour devenir un expert dans tous les domaines.

« D’après les mystiques et les soufis qui ont étudié ce genre de choses, tu es censé solliciter leur permission chaque fois que l’envie de pisser te monte à la gorge.

— Il était assis sur le sèche-mains, et c’était un bébé. Un bébé qui cramait.

— Ah, voilà qui change tout ! Tu peux me porter ça ? » Mustafa remet à Necdet une cale de pitch, un putter et une brassée de fers. Il n’a que trois ans de plus que Necdet – ils ont parlé de leurs âges respectifs, ils ont d’ailleurs développé la plupart des sujets qu’il est possible d’aborder lorsqu’on passe tant d’heures dans un bunker – mais il se comporte comme s’il était un individu cosmopolite détenteur de toute la sagesse du monde.

« Je pencherais plutôt pour la théorie selon laquelle les djinns sont des pensées inutilisées, des rebuts de la création, pour ainsi dire des souvenirs du big bang. Ce qui collerait avec le fait qu’ils sont ignés. Il circule chez les imams qui s’y connaissent en mécanique quantique une théorie selon laquelle les djinns seraient des reflets de nous-mêmes dans un univers situé sous un certain angle par rapport au nôtre. Mais, en l’occurrence, je pencherais plutôt pour les séquelles d’un traumatisme dû à l’explosion du tram à bord duquel tu te trouvais. Ne vas pas imaginer qu’il est possible de faire comme si de rien n’était, tu sais. Je suis certain qu’ils ont mis sur pied une cellule de soutien psychologique. Si je le pouvais je t’accorderais ta journée, mais ce n’est pas moi qui décide. »

Le Centre de sauvetage commercial Levent est dirigé par Suzanne Chewing-gum. Lorsqu’elle téléphone – ce qu’elle fait deux fois par semaine pour s’assurer que Necdet et Mustafa ne se sont pas entre-tués à coups de hache d’incendie –, elle donne toujours l’impression de mastiquer un chewing-gum aussi gros qu’une voiture. Ni Necdet ni Mustafa ne l’ont jamais rencontrée.

« C’est soit ça, soit le résultat de tous les joints que tu as fumés. Cale de pitch, s’il te plaît. »

Ce qui expliquerait aussi la tête flottante lumineuse de la femme kamikaze, se dit Necdet en choisissant la cale dans la botte de clubs. Je ne t’en ai pas parlé parce que j’ai pensé la même chose, mais j’ai senti la chaleur du djinn du sèche-mains sur mon visage. Sans oublier qu’il m’a permis de me sécher les mains. Je ne crois pas qu’un simple traumatisme pourrait en faire autant.

Mustafa vise. Il a un parcours dégagé au centre du couloir, idéalement positionné pour un coup coché dans l’escalier pour le retour. Mustafa tortille du croupion. Un reflet dans l’angle du champ de vision de Necdet l’incite à jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Derrière la séparation de verre se trouve le back-office principal ; vingt-sept mille mètres carrés de bureaux poussiéreux, de fauteuils glissés au-dessous et de postes de travail démodés. Tous les moniteurs que Necdet peut voir d’où il se trouve grésillent de parasites et sont hantés par le spectre d’un visage originaire d’un autre univers.

Un empereur romain, Vespasien, a déclaré un jour que l’argent n’a pas d’odeur. C’est faux. L’argent, c’est chaque inspiration que prend Adnan Sarioglu lorsqu’il est dans la corbeille. L’odeur de l’argent, c’est la charge ionique d’Özer gaz et matières premières ; musc et sueur, électricité et hydrocarbures du plastique que chauffe la puissance, le temps et la tension. Pour Adnan, plagiste devenu trader, l’argent c’est l’odeur d’une combinaison de plongée portée par une femme.

La corbeille des matières premières est un cylindre s’ouvrant au cœur de la tour de verre Özer, huit anneaux autour d’un puits surmonté par un dôme dont les vitraux colorisent les traders regroupés autour de l’Arbre à Fric. C’est le nom qu’Adnan donne au bloc central qui s’élève du sol au sommet, une superposition de serveurs en attente et de hubs, chaque niveau correspondant à telle ou telle matière première. Le gaz naturel et ses traders se trouvent au niveau deux, au-dessus du brut et des sables bitumineux, et Adnan n’est que rarement surpris par un éclat bleu ou or qui descend jusqu’à son visage au cœur de cette jungle de routeurs, serveurs et gaines d’alimentation en énergie. Le carbone est au sommet, tout là-haut, juste sous le dôme. Le carbone est porté aux nues, le carbone est plein de noblesse.

Adnan Sarioglu s’étire pour faire glisser des écrans sur les branches de l’Arbre à Fric. Il rapproche de lui de nouveaux tableaux de prix, en agrandit certains, en repousse d’autres dans des renfoncements de l’axe central. Pour l’œil virtuel d’un trader de chez Özer, le noyau regorge d’informations pratiquement inaccessibles dans leur totalité pour les marchés mondiaux. Les niveaux d’échanges des matières, autrefois des corbeilles assourdissantes d’offres d’achat et de vente hurlées, sont devenus aussi silencieux que les tekkes des derviches depuis que l’information est projetée directement sur les globes oculaires et que des IA les transmettent sous forme de murmures dans l’oreille interne. Adnan a connu la Bourse d’antan uniquement avec un statut de débutant reconnaissable à sa veste rouge, mais les cris des agents de change qui s’égosillent ont ébranlé ses nerfs, résonné dans les ventricules de son cœur. Quand sonnait la cloche, quand les marchés fermaient et qu’il regagnait le back-office, le silence l’assaillait comme une énorme déferlante. Il ne retrouve désormais de tels brisants sonores que dans les gradins du stade d’Aslantepe.

À présent, l’agression est purement visuelle. Adnan évolue à l’intérieur d’une tempête de données, écrans et tableaux qui font des piqués autour de lui comme des étourneaux un après-midi d’hiver. Les traders sont parés comme des paons, loin des codes de couleurs traditionnels des crieurs, négociateurs et grouillots. Bon nombre ont customisé leur veste avec des patchs de nanofibres ou les ont fait confectionner dans des pièces de tissu animé. Flammes papillotantes au niveau des manchettes, grands ourlets et revers sont à la mode. D’autres arborent des démons du heavy metal, des dinosaures rugissants, des filles à poil ou des logos d’équipes de foot. Le groupe auquel appartient Önur Bey a adopté le motif en forme de tulipe de Lâle Devri, ce qu’Adnan trouve décadent et efféminé. Il se contente pour sa part du blason rouge et argent d’Özer. Simple, direct, sans chichis – comme il sied à un vrai homme. Sa seule singularité est son badge sur lequel on peut lire DRK. L’abréviation de Draksor, autrefois UltraLord de l’Univers et toujours UltraLord de l’Univers.

Adnan s’étire vers le haut pour ouvrir d’une pichenette un des écrans du manteau de panneaux qui l’enveloppe, dix minutes avant que retentisse la cloche de clôture de la Bourse des matières premières de Bakou, le grand marché du gaz d’Asie centrale. Dans la ruée qui précède la clôture, les écarts s’accentuent entre Bakou et Istanbul. Pendant les quelques secondes dont le marché a besoin pour réagir, des experts tels qu’Adnan Sarioglu peuvent réaliser des gains conséquents. Tout est une question d’arbitrage. Le représentant d’Özer à Bakou est le Gros Ali. Adnan l’a rencontré lors d’un week-end VTT qu’Özer a organisé en Cappadoce. Adnan n’est pas à son aise sur une bicyclette. Gros Ali non plus. Ils préfèrent tous les deux se déplacer en voiture. Aussi ont-ils laissé à leurs collègues les selles et la poussière pour consacrer l’après-midi à déguster du vin sur la terrasse de l’hôtel et se demander si se porter acquéreurs de la société vinicole serait un bon investissement. Ils ont bu bien plus que de raison et découvert qu’ils sont de fervents supporters du Cimbom. Ils s’entendent à merveille, même si Gros Ali n’est pas un UltraLord.