Les yeux d’Adnan sautent d’un écran à l’autre. Il vérifie toutes les deux secondes les offres pour juin à Bakou. Seuls les nanos qui soufflent comme un vent de tempête dans sa tête rendent un tel niveau de concentration supportable.
« Quatre quarante-six et peu d’échanges, dit-il. Il y a quelqu’un qui souhaite investir, là-bas ? Allez, Ali, il y a certainement un de tes baiseurs de chameaux qui en veut ! »
L’ange de l’arbitrage est le roi des écarts. Les IA peuvent réagir aux fluctuations du marché bien plus rapidement que n’importe quel humain, mais dès qu’elles tentent d’influencer ledit marché, le moins dégourdi des traders les voit approcher avec leurs gros sabots. Certains dealers se reposent presque entièrement sur elles, mais Adnan se fie à son intelligence et à sa capacité à déceler des tendances dans les fluctuations quelques secondes avant qu’elles n’apparaissent sur les écrans. Viens à moi, ange des écarts.
« Quatre quarante-sept et très peu de mouvements », déclare Gros Ali. Mais à un certain stade, peu avant la clôture, il y aura à Bakou un acheteur local qui n’est pas en liaison directe avec l’ITB centrale d’Istanbul et qui ne peut donc pas jongler avec les cours. Le prix va changer, là-bas, et pendant les quelques secondes qui s’écouleront avant que cela apparaisse à Istanbul, Adnan Sarioglu et Gros Ali pourront réaliser des profits.
« Que fait la Branobel ?
— Elle attend. »
L’écran de Bakou vient s’immobiliser devant Adnan. « Nous sommes à quatre quarante-cinq. » Voilà le créneau qui se présente, et il n’a plus qu’à trouver comment l’exploiter. Adnan déplace les écrans qui tournoient autour de lui. « Quelqu’un veut vendre. Vas-y, connard, je te sens.
— Fais-le sortir du bois et je me charge du reste. »
Adnan déplace les mains, un ballet, un code. Il lance une nouvelle offre à quatre quarante-cinq qui envahit les nombreux écrans de l’Arbre à Fric comme une vague ondoyante. Les IA réagissent aussitôt. Voilà qui devrait te secouer, pense Adnan. Il y a là-bas un vendeur qui s’est vu fixer une limite sur les mouvements baissiers quotidiens de ses contrats. Le prix avancé par Adnan permet de vérifier si le marché est orienté à la baisse. Confronté à des risques de pertes illimitées, ce trader vendra. Et là… Une étoile, un point de lumière laser sur la rétine d’Adnan. Le vendeur limite ses pertes. Adnan prend deux cents contrats. Au même instant, Gros Ali les revend à Bakou. Acheter ici à quatre quarante-cinq et revendre là à quatre quarante-sept. Quarante mille euros de gains pour deux secondes de travail. Deux secondes plus tard, le marché se stabilise et l’écart est comblé. L’ange des écarts poursuit sa route. À aucun moment quelqu’un n’a reniflé le gaz qu’Adnan a arbitré. Ce serait une grave erreur. C’est le secret de la réussite d’Özer gaz et matières premières : ne jamais transporter du gaz, ne jamais stocker des matières premières, ne jamais rien conserver. Promesses et options suffisent amplement.
L’IA d’Adnan passe la transaction en écriture et l’expédie à Kemal, au back-office. Quarante mille euros. Cet argent a une odeur de néoprène tiédi par un corps de femme restée au soleil. Une affaire rondement menée, et ils sont peu nombreux ceux qui jouent plus finement qu’Adnan Sarioglu et Gros Ali, mais ce n’est pas là que se trouve l’argent véritable. Pour spéculer sur les matières premières, il convient d’inciter l’argent à venir vers soi, se l’approprier avec rapidité et intelligence. Pour gagner, il faut que quelqu’un perde. C’est un système en circuit fermé. Il n’y a pas de retraits possibles, chez Özer. Mais Turquoise, voilà un moyen de s’enrichir. Il pourra ensuite tirer un trait sur ces marchandages de vendeurs de tapis. Turquoise, c’est de l’argent magique issu de nulle part. À cinq minutes de la clôture à Bakou, une heure de la cloche à Istanbul. Adnan Sarioglu écarte les mains, amène devant son visage l’écran sur lequel le prix au comptant s’affiche vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y a quelque chose, là-dedans, l’ombre d’un mouvement, le filigrane d’un billet de banque. Bon, alors, comment en tirer profit ?
Leyla est au NanoBazar. Cet alignement d’unités industrielles en carbone compressé est le caravansérail de tout ce qui touche de près ou de loin l’infiniment petit. Bannières et manches à air se partagent les toits de ces blocs avec la lune en croissant de la Turquie et les étoiles de l’Union européenne. La façade côté rue est agrémentée d’une grande fresque où sont reproduits les différents ordres de grandeur de l’univers, du cosmologique à gauche au quantum à l’extrême droite, égayés par les abstractions florales propres à la céramique d’Iznik. Au centre, là où l’accès fait penser à l’entrée d’un han, se situe l’échelle humaine. Pendant que Leyla s’intéresse aux murs du NanoBazar, une douzaine de camions, bus et dolmus arrivent ou partent, vélomoteurs, taxis jaunes et petites citadines à trois roues font une ronde autour d’elle. Le cœur de Leyla s’est emballé.
C’est pour elle l’archétype d’un bazar. Demre, qui se targue d’être le lieu de naissance du Père Noël, manque cruellement d’ateliers où l’on réalise des miracles. Petites boutiques d’angle, supermarché aux rayons à moitié vides toujours au bord de la faillite et énorme libre-service de gros où viennent s’approvisionner les fermiers et les hôteliers installés entre le ciel de plastique et la plage de galets. Des Russes y débarquent par charters pour s’imbiber de soleil et de vodka. Irrigation en goutte-à-goutte et alcool d’importation, une association typique de Demre. Mais Istanbul… Istanbul est magique ! Leyla est loin de chez elle, libérée de la moiteur propice à la claustrophobie des serres, hectare après hectare après hectare. Elle n’est plus qu’un grain de poussière dans la plus grande ville d’Europe, le garant d’un anonymat l’autorisant à être écervelée, frivole, fantasque, de laisser libre cours à ses fantasmes. Le Grand Bazar ! N’est-ce pas un nom annonciateur de merveilles ? Il y avait ici hectare après hectare de soie de Cathay et de tapis de Tachkent, de rouleaux de damassé et de mousseline, du cuivre et de l’argent, de l’or et des épices à l’odeur enivrante. Il y avait les marchands, les négociants et les chefs caravaniers, la corne d’abondance où ceux qui venaient de parcourir la route de la soie déposaient finalement leurs colis. Le Grand Bazar d’Istanbul, camelote et arnaques, babioles hors de prix pour touristes crédules, toc et paillettes. Achetez achetez achetez. Le Marché égyptien n’est pas différent. Elle s’est rendue dans tous les vieux bazars de Sultanahmet et Beyoglu, sans rien trouver d’ensorcelant.
Alors que là, la magie est présente. Elle n’est pas sans dangers. Comme toujours, lorsqu’elle est authentique. Il s’agit du nouveau terminus de la route de la soie ; techniciens d’Asie centrale et programmeurs de nanowares, tels sont les négociants et les chefs caravaniers de la troisième révolution industrielle. Leyla franchit audacieusement le seuil du NanoBazar.
L’air est entêtant et chaque inhalation s’accompagne d’une émotion nouvelle. Leyla chancelle, passant de l’euphorie béate à la paranoïa et à l’angoisse d’un pas au suivant. La poussière tourbillonne devant elle, miroite dans les traits de soleil qui traversent les trous d’épingle d’une banne en plastique rapiécée. Les grains fusionnent en une représentation spectrale de son visage qui fronce les sourcils, bouge les lèvres pour s’exprimer et disparaît au cœur d’une explosion de paillettes. De minuscules ratbots courent autour de ses talons. Des fenêtres scintillent d’images télévisées lustrées, persiennes déroulées ruisselantes de logos de marques réputées ; ces griffes qu’elle appréciera lorsque le marketing lui rapportera enfin ce qu’il est censé rapporter. Des bulles dérivent en travers de son visage, et elle a un mouvement de recul lorsqu’elles éclatent avant de laisser échapper un petit « oh ! » de ravissement comme chaque explosion délicate s’accompagne d’un extrait de « Sinanay », le dernier tube de Gülseren. Les oiseaux qui considèrent la scène depuis les gouttières des blocs industriels ne sont pas des êtres vivants. Sur le tee-shirt d’un passant, le portrait d’Atatürk rive ses yeux sur elle et fronce les sourcils. Leyla voudrait battre des mains, tant tout est merveilleux.