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« L’unité 229 ? » demande-t-elle à un barbu aux cheveux bouclés penché sur le moteur d’un petit triporteur. Beksir Borscht et Blini, peut-on lire sur le côté de l’engin de livraison. Elle a entendu dire que les techs adorent la cuisine russe. Ils mettraient la vodka à congeler dans les cellules de refroidissement des réacteurs. Le jeune homme grimace et marmonne quelque chose, en russe. Elle n’en saisit que trop bien le sens, à cause du grand nombre de touristes ivres. C’est pour elle une langue gutturale de paysan qui lui rappelle la musique turque, mais elle la trouve ici excitante, épicée, exotique. Deux douzaines de langages d’autant de nations s’élèvent dans cette ancienne base militaire située dans le secteur le moins cher de Fenerbahçe.

« Unité 229 ? »

Le jeune homme auquel elle s’adresse à présent vient d’acheter des cafés au serveur d’une camionnette franchisée ; il en tient un dans chaque main, ces cafés à l’occidentale qui ne sont en fait que du lait aromatisé servi dans de grands gobelets en carton avec des bâtonnets en bois pour les touiller. Grand et maigre, il a un teint basané et un physique plus âgé que ne le voudrait sa tenue vestimentaire, une mâchoire un peu trop accentuée et des yeux de chiot songeur qui fuient constamment les siens.

« C’est là-bas, au plus petit.

— Le plus petit ?

— Les emplacements correspondent à l’échelle. Milli, micro, nano. Petit, plus petit et encore plus petit. Le petit est magnifique. La taille, ça compte. Je vais justement de ce côté. »

Leyla présente sa main. Sa carte de visite est activée. L’homme lève ses gobelets de café pour la prier de l’excuser de ne pas pouvoir l’imiter.

« Je m’appelle Leyla Gültasli et je suis conseillère commerciale indépendante. J’ai rendez-vous avec un certain Yasar Ceylan de la Ceylan-Besarani.

— Que lui voulez-vous ?

— Il souhaite que j’établisse un plan de développement de son entreprise pour la faire passer au stade supérieur. Accès aux financements, chevaliers blancs, investisseurs en capital-risque, ce genre de choses.

— Investisseurs en capital-risque… Je trouve les termes employés dans le monde de la finance plutôt inquiétants.

— Ils cessent de l’être lorsqu’on les maîtrise. »

Malgré les explications de sous-tante Kevser, Leyla ne sait pas trop quels sont ses liens de parenté avec Yasar, mais il s’est montré extrêmement poli et courtois lorsqu’elle l’a joint par ceptep, intéressé par ses offres de services et sans la moindre trace de l’auto-fascination qui caractérise la plupart des geeks.

« Fenerbahçe, oui, compris. » Ce qui représentait une véritable expédition, en employant cinq moyens de transport différents. Avec de bonnes correspondances, il lui faudrait une heure et demie. Disons trois. Une fois de plus elle prit une douche coûteuse, repassa les plis de son ensemble pour entretien d’embauche et partit de chez elle en s’assurant une sérieuse marge de temps.

« Nanotechnologie.

— En quelque sorte. »

Même en quelque sorte, que sait-elle sur la nanotechnologie ? Que savent la plupart des gens sur la nanotechnologie, sinon que c’est le machin révolutionnaire qui changera le monde aussi radicalement que la diffusion de l’information l’a bouleversé une génération plus tôt ? Leyla n’a pas d’autre préparation qu’une tenue bien repassée et sa foi inébranlable en ses capacités. C’est le mieux qu’on peut espérer posséder, lorsqu’on vient de Demre.

« Unité 229. » L’homme fait un geste avec ses tasses de café et la suit sous la porte basse, pour entrer derrière elle dans un bureau anonyme. « Yasar, je te présente Leyla Gültasli. Notre conseillère commerciale indépendante.

— Oh, ah, oui… Ravi de vous rencontrer. »

Leyla tente de faire refluer le sang qui lui monte au visage alors qu’elle serre la main du jeune homme qui se lève du siège coincé entre le bureau et le mur. Yasar Ceylan a des cheveux trop longs, un ventre trop rebondi et une face velue, mais les yeux qui soutiennent son regard sont brillants et sa poignée de main est franche et directe. Des informations crépitent, paume contre paume, d’une carte de visite à l’autre.

« Je constate que vous avez déjà fait la connaissance d’Aso, mon associé.

— Votre associé, oui, évidemment, j’aurais dû le deviner, même si tante Kevser ne m’a naturellement rien dit. »

Elle jacasse, jacasse, jacasse encore, un vrai moulin à paroles.

« Et Zeliha. » La quatrième personne présente dans le petit bureau est une femme qui approche de la trentaine et est pratiquement dissimulée par les piles de factures et documents divers qui couvrent son bureau minuscule. Elle regarde Leyla en fronçant les sourcils, paraît déconcertée et enfouit son visage dans un des gobelets de café. Deux bureaux, trois sièges, un meuble-classeur avec une imprimante sur le dessus, un alignement d’horribles personnages Urban Toy devenus omniprésents sur le rebord de la fenêtre derrière Yasar. Ils tiennent tous les quatre dans ce local exigu comme des tranches d’orange dans leur écorce.

« Alors, que faites-vous ? »

Yasar et Aso se dévisagent.

« De la bio-informatique nucléique programmable.

— D’accord, répond Leyla Gültasli. Je pense que c’est l’instant idéal pour préciser que je n’ai pas la moindre idée de ce que ça signifie.

— Et également que vous n’êtes pas une véritable conseillère commerciale, ajoute Yasar. Désolé, mais tante Kevser m’a tout dit. »

Zeliha ricane à l’intérieur de son gobelet.

« Ce qui ne change rien au fait que nous avons besoin de vous, s’empresse de préciser Aso. Nous nous y connaissons autant en marketing que vous en bio-informatique nucléique programmable.

— Si ce n’est que pour pouvoir en vendre, je dois savoir à quoi ça correspond. »

Yasar et Aso échangent un autre regard. Ils font penser aux présentateurs d’une émission télévisée destinée à la jeunesse.

« Vous voyez, nous sommes petits, dit Yasar.

— Mais il y a plus petit que nous, précise Aso.

— Nous ne sommes pas de la microrobotique ni de l’intellisable.

— Nous ne sommes pas non plus de vrais nanos, et encore moins des femto. »

— Nous sommes entre les deux.

— Cellulaires.

— Une technologie qui s’apparente à la biologie.

— Une biologie qui devient technologique.

— La bio-informatique.

— Arrêtez ! s’exclame Leyla Gültasli. Il est possible que je ne sois pas une véritable commerciale – pas encore, en tout cas –, mais je sais que si je débite des trucs pareils à un investisseur potentiel il me fera immédiatement mettre à la porte.