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— D’accord, d’accord. » Yasar lève les mains. « On va commencer par les bases. Les échelles. Petite technologie : microrobotique, essaims informatiques, les dimensions de ce genre.

— Comme les Bitbots, déclare Leyla. Ou les bots de la police.

— Absolument, approuve Yasar. À l’autre bout de l’échelle, il y a les plus petits de tous – si on ne tient pas compte de ce qui est quantique –, autrement dit la nanotechnologie qui débute à une échelle d’un dixième de la longueur d’onde de la lumière.

— C’est ce que je renifle quand je veux enregistrer quelque chose dans ma mémoire, me concentrer ou changer temporairement de personnalité, déclare Leyla. C’est ce qui permet d’animer les motifs d’un tee-shirt, de fournir un intellijournal et de retirer le mauvais cholestérol de vos artères et l’alcool de votre foie. C’est grâce à ça que mon ceptep et ma voiture – si j’en avais une – se rechargent en seulement cinq secondes.

— Disons qu’il n’y a pas que cela, intervient Yasar.

— Il existe une échelle intermédiaire, plus petite, et c’est notre domaine. Nous tripatouillons les cellules du corps humain, déclare Aso.

— Vous parlez de mini-sous-marins qui naviguent dans le sang ? » demande Leyla.

Ils la dévisagent de nouveau. Zeliha s’autorise un autre ricanement et Aso ajoute : « Vous allez trouver que c’est de la science-fiction.

— Au niveau moléculaire, la viscosité du sang est telle que…

— Arrêtez. Arrêtez votre petit numéro de duettistes. Dites-moi, est-ce qu’il n’y a pas de rapports avec ces histoires de duplicateurs ? »

Yasar et Aso sont atterrés par sa question, comme si elle venait de les accuser de pédophilie. Même Zeliha s’est hérissée.

« Nous faisons de la bio-informatique, rappelle Yasar.

— Les études portant sur les duplicateurs sont soumises à une autorisation et à un contrôle gouvernemental très rigoureux, renchérit Aso. Toute expérience en ce domaine ne peut être effectuée que dans des centres de recherche dûment approuvés par le gouvernement et ils se trouvent tous à Ankara. »

Il y a donc dans ce milieu extraordinaire des gens qui jouent aux apprentis sorciers avec des duplicateurs, pense Leyla. Est-ce que c’est petit, plus petit ou le plus petit ? Rien n’est plus dangereux. C’est l’équivalent d’une nouvelle arme nucléaire. Ceux qui touchent aux duplicateurs sont exécutés sur-le-champ, sans procès et sans appel. C’est une sorte de fin du monde qui approche insidieusement, un atome après l’autre. Leyla leur doit toute une enfance d’indicible angoisse.

Incapable de trouver le sommeil, elle descendit l’escalier, si discrètement que nul ne l’entendit. Maman et Papa étaient là, sur leur sofa et leur fauteuil attitrés, avec grand frère Aziz et sœur Hasibe vautrés sur le sol. À l’heure des infos, le visage teint en bleu par le monde extérieur qui se déversait sur eux de l’écran plat occupant toute une paroi. À cette échelle, l’horreur ne pouvait être esquivée. Le monde approchait d’une fin épouvantable. Leyla apprendrait par la suite que l’apocalypse en question avait un nom : le scénario de la boue grise. Elle voyait une lente marée de grisaille engloutir une ville semblable à Demre. Maisons, rues, mosquées, centre commercial, gare routière, bus, voitures dans les rues, tout était progressivement rattrapé par cette corruption rampante, argentée comme la pourriture du botrytis qui envahissait les serres et étalait sur les tomates et les aubergines une pellicule ondulée et veloutée.

Il n’y avait personne, dans cette Demre morte. Mais on voyait dans le film un chat, un chat noir aux pattes et à la queue blanches, cerné par la grisaille omniprésente qui finissait par le recouvrir, faire de lui une flaque argentée aux contours de félin qui avait des soubresauts et des spasmes avant de fondre et fusionner avec le reste. Elle se mit à hurler.

« N’aie pas peur, ma chérie, tout va bien, c’est de la télévision, ce n’est pas la réalité. C’est seulement un vieux film. »

Sa mère la prit dans ses bras pendant que son père s’empressait de zapper vers des variétés, des numéros de parapsychologie. Mais Leyla avait vu et identifié le logo, dans l’angle de l’écran. Que ce soit le journal indiquait que tout ce qu’elle venait de voir était réel. D’où venait cette matière grise, vers où se dirigeait-elle ? Elle avait sept ans, peut-être sept ans et demi, mais cette image de son monde, ses parents, tout et tous ceux qu’elle aimait mais surtout Boubou le chat qui chassait la vermine dans les polytunnels… Eh bien, que tous soient sur le point d’être absorbés par ce machin gris la faisait hurler dans ses cauchemars. Des années plus tard, lorsqu’elle avait osé aborder le sujet lors d’une réunion de famille, elle avait appris que c’était une fiction tournée suite à l’octroi par Ankara d’un statut économique spécial à la recherche nanotechnologique afin de relancer le potentiel de la Turquie en tant qu’État candidat à l’adhésion à l’Union européenne. Toutes ces images étaient de synthèse, une variation sur le thème d’un duplicateur échappé dans la nature et dévorant le monde. Le prophète de cette fin du monde nanotechnologique était un homme élégant et sérieux, à la moustache grise taillée avec soin et aux yeux les plus étroits qu’il lui avait été donné de voir. Elle avait vu Hasan Eken à plusieurs reprises, depuis… Il est toujours le grand expert des risques nanotechnologiques : le Dr Blob, pour reprendre le surnom trouvé par les éditorialistes, mais il avait été ce soir-là le Dr Mort. Il l’avait terrifiée, bien plus que n’importe qui d’autre. Le mot duplicateur était devenu pour elle synonyme d’extermination.

Et elle vient d’accuser ses clients potentiels d’être des trafiquants de duplicateurs. Ce n’est certainement pas le meilleur moyen d’étendre sa clientèle.

« D’accord, la bio-informatique est la science de la composition de l’ADN… autrement dit de ce qu’on trouve dans le noyau de chacune de nos cellules, ce qui programme l’assemblage des protéines constituant le vivant, déclare Yasar.

— Ça, je le sais déjà.

— Eh bien, la bio-informatique considère moins l’ADN selon le point de vue de la transmission des gènes et de la fabrication de cellules qu’en tant que merveilleux moyen de stockage d’informations, pour ne pas parler de programmation. Chacun des deux brins de l’ADN est un ensemble complexe de logiciels biologiques qu’utilisent les ribosomes pour synthétiser les protéines. L’ADN a permis de créer des ordinateurs chimiques, et je suis certain que vous avez entendu mentionner les biopuces – il y a ici une demi-douzaine de labos qui travaillent sur des projets de ce genre – car les médias brodent constamment sur ce thème, une interface entre les fruits de la technologie et le cerveau humain, le soi étant l’ultime frontière, le crâne qui s’ouvre sur le monde, le ceptep qui relie des esprits et envoie une image dans le cortex visuel de son interlocuteur. Il suffit d’adresser une pensée à une personne donnée pour qu’elle la capte directement.

— C’est effectivement de la pure science-fiction, pour moi », déclare Leyla. Si elle a tenu de tels propos, c’est parce qu’elle a remarqué que lorsqu’il veut expliquer quelque chose Aso a un froncement de sourcils introverti adorable, comme s’il tentait de se convaincre du bien-fondé de ses propos avant d’essayer de faire partager ses connaissances.

« Savez-vous ce qu’est l’ADN non codant ? » demande Yasar.

C’est en vain que Leyla cherche une repartie spirituelle et elle se contente de secouer la tête.