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« Eh bien, la redondance est un principe de base dans le génome humain, ce qui signifie que deux pour cent de l’ADN suffisent pour fournir toutes les instructions aux ribosomes qui synthétisent les protéines constituant les cellules de votre corps. Les quatre-vingt-dix-huit pour cent restants se tournent les pouces, car ils sont totalement inutiles.

— L’espace qu’ils occupent ne servait à rien, complète Aso. Jusqu’à la mise au point du transcripteur Besarani-Ceylan, en tout cas.

— Ceylan-Besarani », s’empresse de le reprendre Yasar.

Aso lève un doigt. Il a débuté et compte aller jusqu’au bout.

« Le transcripteur Besarani-Ceylan est un moteur moléculaire qui prélève l’information dans le système sanguin nanoprogrammé et la transcrit dans cet ADN inutilisé. »

Leyla sait qu’elle est censée en être impressionnée.

« Votre transcripteur écrit l’information dans l’espace libre de cet ADN non codant », résume-t-elle.

Ses interlocuteurs attendent la suite.

« D’accord.

— Songez à tout ce qui en découle, ajoute Aso.

— Vous stockez des données dans les cellules. »

Il est évident qu’ils espéraient autre chose.

« Vous transformez des cellules vivantes en… petits ordinateurs ? »

Ils paraissent presque satisfaits, cette fois.

« Combien de cellules trouve-t-on dans un corps humain ? demande Yasar.

— Autant qu’il y a d’étoiles dans le ciel ! intervient Zeliha de façon inattendue.

— Dix billions, précise Aso. Avec dans chacune d’elles trente-deux mille cent quatre-vingt-cinq gènes, trois milliards de bases dont quatre-vingt-cinq pour cent sont non codantes. »

Leyla lui trouve un regard de fondamentaliste.

« Il ne reste qu’à tout multiplier », souffle Yasar.

Mais Leyla n’a jamais été très à l’aise avec les zéros en calcul mental.

« Mille milliards ? avance-t-elle en hésitant. Une flopée. »

Yasar secoue la tête. « Non, non, non. Mille trois cent cinquante zetabytes d’informations qu’il est possible de stocker dans chaque être humain. Des ordres de grandeur qui n’ont pas encore reçu de nom. Et ce qui peut écrire peut également lire. Qu’est-ce qu’un ordinateur, sinon un machin capable de prendre une donnée quelque part pour l’afficher ailleurs ?

— Toute la musique jamais écrite par des hommes peut être stockée dans votre appendice, surenchérit Aso. Tous les livres de toutes les bibliothèques n’occuperaient que quelques millimètres de votre intestin grêle. Les plus infimes détails de votre vie pourraient être enregistrés… et repassés. Ce qui occuperait peut-être l’équivalent de votre estomac. Vous auriez la possibilité de partager la vie d’autres personnes. Talents, capacités et nouvelles aptitudes seraient téléchargés et stockés de façon permanente. Pas comme à présent où tout disparaît dès que les nanos sont éliminés du système. Le transcripteur Besarani-Ceylan écrit tout dans les cellules du corps. Vous voulez jouer du piano ? Rien de plus facile. Vous voulez apprendre par cœur une pièce de théâtre ou tous les cas qui ont fait jurisprudence ? Des langues étrangères, la plomberie, un langage de programmation, la physique, la chimie… il suffit de demander. Ce que vous en ferez ne regarde que vous. Nous ne garantissons pas la maîtrise de ces connaissances, seulement leur acquisition, codées dans votre ADN.

— Venez voir », dit Yasar.

Et tous de se déplacer pour le laisser s’extirper de derrière son bureau et gagner une porte du mur du fond.

L’entrepôt situé au-delà est aussi sombre, frais et vaste que le bureau est lumineux, chaud et exigu. Il s’en dégage une odeur de parpaings neufs, de ciment qui n’a pas encore séché, de peinture et de composants électroniques. Aso allume des rampes de projecteurs. Au centre des lieux se dresse une tour de serveurs lames emmaillotés de tuyaux qui montent vers une unité de réfrigération massive fixée au plafond. Le reste est le domaine des toiles d’araignée et des nids d’oiseaux qui s’enchevêtrent sous les toits et des grains de poussière qui miroitent dans les rais de lumière descendant des étroites fenêtres haut perchées. De l’extrémité de ses plus belles chaussures, Leyla dessine un arc de cercle dans la poussière qui couvre le sol de béton.

« Qu’est-ce que c’est, plus exactement ? »

Elle a dû crier à cause du grondement des ventilateurs, des pompes de refroidissement et des extracteurs de poussière du monolithe noir qui interdisent toute conversation.

« Une modélisation en temps réel qui utilise X-cis, Atomage et Cell-render 7, annonce fièrement Aso.

— Des copies avec licence, juge utile de préciser Yasar.

— Vous avez sous les yeux pour quarante mille euros de logiciels de modélisation moléculaire, s’égosille Aso.

— C’est une unité de reconstitution ex-EnGen reconditionnée, annonce Yasar. Nous lui avons apporté pour dix mille euros de modifications et d’améliorations. C’est de l’overclocking maison, avec un Rpeak proche de cinq cents teraflops. Vous auriez du mal à vous en remettre, si on vous disait combien d’électricité et de flotte ça consomme.

— Il s’agit donc d’un gros ordinateur.

— Vous avez sous les yeux le nec plus ultra en matière de modélisation et de conception moléculaire en temps réel.

— Voyons voir si j’ai tout saisi… Vous ne faites rien de concret, ici. »

Les deux hommes paraissent aussi choqués que si elle venait de les accuser de tourner des films pornographiques.

« Nous sommes des concepteurs, déclare sèchement Yasar. N’importe qui peut faire du concret, ce n’est que de la production.

— Je pense qu’une démonstration vaut mieux que cent discours, décide Aso. Votre ceptep est sur quelle fréquence ? »

Leyla sort docilement la base de son sac. Les garçons se penchent au-dessus, cigognes et étourneaux, la tournent en tous sens et la tripotent, la prennent tour à tour sans dire un mot.

« Ça devrait aller, mais vous aurez besoin de ceci. » Aso positionne précautionneusement une paire de lunettes sans verres sur le visage de Leyla et règle l’armature sur son nez avec un soin d’opticien. « Vous ne pourrez vous en faire une idée précise qu’en 3D. »

Leyla cille et tressaille comme les lasers blancs descendent sur ses yeux. Son ceptep sonne, dans son sac, puis elle bascule tête la première dans le monde de l’ADN. Le caveau de béton poussiéreux est empli d’amarres hélicoïdales évoquant les câbles d’un pont suspendu tendus devant elle à travers les parois. Les brins tournent autour de leur axe, comme un tire-bouchon, un escalier en colimaçon, une vis d’Archimède. L’ADN, les doubles hélices reliées par des barreaux de paires de bases. Les atomes valsent majestueusement, sans s’arrêter. Tout cela l’engloutit, c’est démesuré, hypnotique mais aussi apaisant. Leyla se demande comment elle va pouvoir le vendre en tant que méthode de relaxation lorsqu’elle prend conscience d’un mouvement, loin devant elle. Ces petites bestioles qu’elle voyait tourner sur la tension de surface des réservoirs d’eau, là-bas à Demre, se hissent un atome après l’autre vers le haut de la vis sans fin de l’hélice de l’ADN. La simulation se concentre sur un groupe de brins et Leyla s’en rapproche, de plus en plus près jusqu’au moment où les grimpeurs sont aussi gros que des autobus. Elle évolue à l’échelle atomique, un univers évoquant un jeu de construction composé de sphères : ballons de plage et de football, balles de tennis et de ping-pong qui rebondissent. Des engrenages, manivelles, leviers et rouages constitués de boules reliées entre elles. Des balles faites de balles plus petites, elles-mêmes faites de balles plus petites. C’est une réalité de jardin d’enfants où tout est souple, arrondi et joyeux. Mais ce ne sont pas des jouets. Ce sont des éléments décidés, infatigables, que rien ne pourrait arrêter, paires de bases par paires de bases qui absorbent les brins d’ADN pour se rompre et fusionner après les avoir altérés, tournoyant comme des gouttes de colle d’araignée coulant le long d’un fil de soie. Elle voit des cisailles moléculaires trancher des liens pour les tresser en motifs différents. Soulèvement, cisaillement, tressage, soulèvement. Un atome après l’autre est hissé vers le haut de cette vis sans fin.